De Dantzig à Donetsk, 1939-2014
Par Collectif d'intellectuels polonais

« Mourir pour Dantzig » Cette phrase symbolise l'attitude de l'Europe occidentale face à la guerre qui éclata il y a soixante-quinze ans. La France et le Royaume-Uni donnèrent à trois reprises le feu vert au dictateur allemand. Ni l'Anschluss, ni l'occupation des Sudètes, ni le démantèlement de la Tchécoslovaquie n'entraînèrent pour Hitler de conséquences sérieuses.

Quand, le 1er septembre 1939, dans le prolongement du pacte germano-soviétique, les premiers tirs retentirent à Dantzig, les Occidentaux ne se résolurent qu'à une « drôle de guerre ». C'est ainsi qu'ils donnèrent à Hitler leur feu vert pour la quatrième fois, pensant que, au prix de la fin de Dantzig, ils sauveraient leur propre vie. La prochaine capitale à être occupée fut Paris, puis les bombes tombèrent sur Londres. C'est alors seulement que l'on se mit à crier : « Stop » et « Plus jamais ça ! »

Cette politique égoïste et à court terme des Européens face à l'agresseur ne peut plus se répéter. Or, la récente évolution du monde ressemble à l'année 1939. La Russie, Etat agressif, occupe une partie du territoire de son voisin ukrainien : la Crimée. L'armée et les services spéciaux du président Poutine, intervenant incognito, opèrent dans l'est de l'Ukraine, en soutenant les formations qui terrorisent la population et la menacent d'invasion.



NOUVELLE « OSTPOLITIK »

Il y a cependant une nouveauté par rapport à 1939 : l'agresseur a réussi à attirer politiciens et hommes d'affaires, alors que ses partenaires occidentaux croyaient encore à son « visage humain ». Le lobby formé influence la politique de nombreux pays. On a parlé de Russia first (« d'abord la Russie ») et même de Russia only (« seule la Russie »). A présent, celle-ci s'est effondrée. L'Europe a désormais de toute urgence besoin d'une nouvelle Ostpolitik. Aussi lançons-nous à nos concitoyens et aux Etats européens un appel urgent.

François Hollande, président de la République française, se trouve devant la tentative de faire un pas qui serait bien plus grave que la passivité de la France en 1939. Dans les semaines à venir, la France est en passe de devenir le seul Etat européen à aider l'agresseur : Paris entend livrer à la Russie de M. Poutine deux navires porte-hélicoptères Mistral. Cette coopération a commencé en 2010 et à l'époque, déjà, des protestations s'étaient exprimées. Nicolas Sarkozy, le président d'alors, avait l'habitude d'y couper court en répétant « la guerre froide est finie ».

A présent, la guerre ouverte est bel et bien lancée, il n'y a donc aucune raison d'honorer les anciens engagements. Des politiciens et Bernard-Henri Lévy ont déjà proposé à la France de vendre ses navires soit à l'OTAN, soit à l'Union européenne (UE). Si M. Hollande ne change pas d'avis, les citoyens de l'Europe devraient l'en convaincre en boycottant les produits français.

Dès 1982, l'Allemagne (alors RFA) avait commencé à dépendre du gaz russe, malgré les mises en garde contre l'installation de nouveaux gazoducs, les qualifiant de potentiels « instruments de chantage ». Mais les Allemands, soit en raison du fameux complexe de culpabilité, soit croyant au « miracle économique russe », appréciaient la coopération avec Moscou. Tout ceci au nom d'une malheureuse tradition allemande, d'après laquelle, à l'Est, on ne discute qu'avec un seul partenaire, la Russie. Ainsi, des entreprises appartenant à l'Etat russe ou à ses oligarques se sont installées en Allemagne. Berlin devrait mettre un frein à ce genre de dépendance derrière laquelle se dissimulent toujours des pressions politiques. Tous les Européens et chaque pays à titre individuel devraient prendre part aux actions d'aide à l'Ukraine menacée. Des centaines de réfugiés de l'est de l'Ukraine et de Crimée ont besoin d'aide. Son économie a été rendue exsangue par des années de contrat aux conditions draconiennes avec le géant russe Gazprom qui est en position de monopole sur le marché énergétique. L'économie ukrainienne a besoin de nouveaux partenaires commerciaux.

Pendant de longues années, l'UE a fait comprendre à l'Ukraine qu'elle n'avait aucune chance ni d'en devenir membre, ni de bénéficier d'une aide autre que symbolique. La politique de « Partenariat oriental » n'y a pas changé grand-chose. Est-ce là un pis-aller ? Cependant, ces questions ont créé leur propre dynamique. Pour la première fois dans l'Histoire, les citoyens d'un pays périssaient sous les balles avec le drapeau européen à la main. Si l'Europe ne montre aucune solidarité avec eux, cela veut dire que les idéaux de liberté et de fraternité hérités de la Révolution française ne représentent plus rien pour elle.

L'Ukraine a le droit de défendre autant son territoire que ses citoyens et de répondre à une agression extérieure par l'intervention de ses forces de police et de son armée, y compris dans ses régions frontalières avec la Russie. Car aussi bien dans la région de Donetsk que dans le reste du pays régnait de 1991 à 2014 une paix stable. Vladimir Poutine, libérant les démons de la guerre et testant un nouveau type d'agression, transforme l'Ukraine en champ de manœuvres, à l'image de la guerre civile en Espagne. Ceux qui ne disent pas à M. Poutine No pasaran ! (« ils ne passeront pas ! ») exposent l'UE au ridicule tout en consentant à la déstabilisation de l'ordre mondial.

Personne ne sait qui dirigera la Russie dans trois ans. On ne sait pas ce qui adviendra de l'actuelle élite au pouvoir, responsable de cette politique aventureuse et contraire aux intérêts de son peuple. En revanche, on sait une chose: celui qui continue à faire du business as usual risque la mort de milliers d'Ukrainiens et Russes, l'exode de centaines de milliers de réfugiés ainsi que de nouvelles attaques de l'impérialisme poutinien contre de jeunes Etats. Hier Dantzig, aujourd'hui Donetsk, on ne peut admettre que l'Europe vive pour des années à venir avec une plaie ouverte qui saigne.

Gdansk, 1er septembre 2014

Les signataires de cet appel sont : Władysław Bartoszewski ; Jacek Dehnel ; Inga Iwasiów ; Ignacy Karpowicz ; Wojciech Kuczok ; Dorota Masłowska ; Zbigniew Mentzel ; Tomasz Różycki ; Janusz Rudnicki ; Piotr Sommer ; Andrzej Stasiuk ; Olga Tokarczuk ; Ziemowit Szczerek ; Eugeniusz Tkaczyszyn-Dycki ; Magdalena Tulli ; Agata Tuszyńska ; Szczepan Twardoch ; Andrzej Wajda ; Kazimierz Wóycicki ; Krystyna Zachwatowicz.

Traduit du polonais par Malgorzata Smorag-Goldberg

▪    Collectif d'intellectuels polonais
 
4 Septembre 2014

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