Intelligence artificielle : quand la machine imite l’artiste
Par Morgane Tual


Certaines peignent à la façon des grands maîtres, d’autres improvisent sur du jazz… Dotés d’une forme d’imagination, certains programmes d’intelligence artificielle parviennent désormais à concurrencer l’esprit humain.

Cet article est le premier épisode d’une série consacrée à l’état des lieux de l’intelligence artificielle.
Un algorithme capable de générer des œuvres proches de celles de Picasso ou de Van Gogh : c’est ce qu’a récemment conçu une équipe de chercheurs allemands, qui détaillent leur invention dans un article publié fin août 2015. En analysant les tableaux de ces artistes prestigieux, la machine est capable « d’apprendre » leur style, grâce au deep learning, et de le calquer sur n’importe quelle photo. Avec un résultat impressionnant, obtenu en moins d’une heure.



Les machines seraient-elles donc en mesure de concurrencer les hommes dans le domaine de la créativité ? Celle-ci fait partie, avec la conscience et les émotions, des attributs souvent avancés pour distinguer l’humain de la machine. Un programme serait-il capable de concevoir des peintures émouvantes, d’imaginer des histoires palpitantes ou de rivaliser avec le génie de composition de Mozart ? Des chercheurs en intelligence artificielle (IA) s’y emploient.

Question récurrente

Mais de quoi parle-t-on ? La notion de créativité fait l’objet de débats dans la communauté de recherche. S’agit-il de capacité artistique ? D’imagination ? D’inventivité ? Ou même de capacité à résoudre des problèmes ? Une question récurrente dans le domaine de l’IA, où la notion même d’intelligence fait l’objet de débats. « Quand Alan Turing a écrit son article fondateur sur l’intelligence artificielle, il fut confronté à ce problème de définition », explique Mark Riedl, chercheur en IA au Georgia institute of technology (à Atlanta, Etats-Unis). « Il a préféré inventer un test, qui, basiquement, dit que si le comportement d’une machine est impossible à distinguer de celui d’un être humain, alors la machine est considérée comme intelligente. »

Mark Riedl a suivi la même démarche pour la créativité, en concevant, en 2014, le test Lovelace 2.0. Dans cette expérience, les juges demandent à un programme de créer une œuvre (peinture, poésie, architecture…) en lui imposant un thème, non défini à l’avance. Aucune machine n’a pour l’instant réussi à le passer. Mais Mark Riedl pense que cela est possible. Pour lui, les machines sont déjà capables de créativité, dans une certaine mesure :

« Beaucoup de gens pensent à de grands artistes quand on utilise le terme de créativité. Mais chaque humain est créatif dans une certaine mesure, et cette créativité se manifeste au quotidien, des dizaines ou des centaines de fois par jour. Nous faisons preuve de créativité quand nous jouons au Pictionary, quand nous utilisons un trombone pour réparer une paire de lunettes ou quand nous trouvons un autre itinéraire pour rentrer chez nous si une route est fermée. Les ordinateurs sont déjà dotés de cette forme de créativité. »

Combiner des éléments déjà enregistrés

Mais au-delà, un certain nombre de programmes sont déjà capables de se montrer créatifs dans le domaine artistique, en faisant appel à une forme d’imagination. « Toute imagination est vue comme la recombinaison d’éléments de mémoire préexistants », explique Jean-Gabriel Ganascia, chercheur au laboratoire d’informatique de Paris-VI, dans son livre Idées reçues sur l’intelligence artificielle. Il cite comme exemple la licorne, « produit par excellence de notre imagination », qui combine deux êtres réels connus de l’homme : le cheval et le narval. La créativité artistique des machines va généralement fonctionner de cette façon, en combinant des éléments déjà enregistrés pour en créer de nouveaux. Avec des résultats intéressants.

Emily Howell compose de la musique classique

David Cope, professeur de musique et d’informatique à l’université de Californie, a travaillé ces dernières décennies sur une machine capable de composer de la musique classique. Son premier programme, baptisé EMI, « s’inspire » de grands compositeurs pour créer ses propres musiques. Concrètement, David Cope « nourrit » EMI de nombreuses musiques de Vivaldi, par exemple, qu’elle va analyser, dans le but d’identifier des motifs et des règles. A partir de ces schémas, elle est capable de confectionner ses propres compositions, dans un style proche de celui du compositeur.



David Cope a décidé d’aller plus loin en inventant un autre programme, baptisé Emily Howell. Il fonctionne de la même manière, mais se nourrit des créations d’EMI pour concevoir sa propre musique, ce qui donne un style plus « personnel », proche de la musique contemporaine. Emily Howell a sorti son premier album en 2010.

Shimon improvise sur du jazz

Sur un principe similaire, Shimon, conçu par le roboticien Guy Hoffman, est capable d’improviser en direct sur de la musique jazz, à partir d’un modèle statistique fondé sur les improvisations du pianiste Thelonious Monk. Dans cette vidéo, le robot s’adapte en temps réel à la musique, qu’il découvre, jouée par son concepteur.

Scheherazade écrit des histoires


Se nourrir des œuvres des autres pour repérer des récurrences : c’est aussi ce que fait Scheherazade, un programme capable de rédiger de courtes fictions d’un ou deux paragraphes. Son concepteur, Mark Riedl – l’inventeur du test Lovelace 2.0 –, la nourrit par exemple de récits de braquage de banque s’il souhaite qu’elle invente une histoire sur le sujet. « Elle n’utilise aucune connaissance préprogrammée, elle apprend tout ce qu’elle doit savoir pour créer son histoire. » Les récits produits sont, assure-t-il, « difficiles à distinguer de ceux écrits par les humains ».

Watson invente des recettes de cuisine

Cette technique a aussi permis à Watson, le programme d’intelligence artificielle star du constructeur IBM, de concocter des recettes de cuisine, après avoir en avoir analysé des milliers. Des chefs ont mis à exécution les recettes inventées par la machine, plus ou moins étranges, comme le cocktail à base de cidre et de pancetta, ou le burrito au bœuf agrémenté de chocolat et de fèves de soja. Les meilleures ont été rassemblées dans un livre, Cognitive Cooking with Chef Watson. « Ça ressemble à un restaurant très étrange de cuisine fusion » estime dans un article une journaliste de CNN qui a eu l’occasion de goûter cette cuisine. Une application est même disponible pour permettre aux internautes de « créer des plats uniques avec Watson ». Après une semaine de test, un blogueur, plutôt convaincu, a néanmoins précisé qu’il fallait faire quelques ajustements : « Demandez-vous si vous voulez vraiment ajouter de la purée de pommes de terre dans ces lasagnes ».

« Un point de vue unique » sur l’humanité

L’intelligence artificielle est donc d’ores et déjà capable de certaines formes de créativité, mais elle a néanmoins ses limites. « Si les humains peuvent être créatifs dans différents domaines, la plupart des algorithmes se concentrent sur une seule chose », souligne Mark Riedl. « Un générateur de poésie ne peut pas dessiner, par exemple. »
Mais surtout, la machine manque peut-être d’attributs propres à l’être humain, potentiellement essentiels pour égaler sa créativité. Pour Michael Cook, chercheur associé à l’université de Londres, à l’origine d’un programme capable d’inventer des jeux vidéo, les machines ne ressentent pas d’émotion, ce qui représente un frein à leur capacité créatrice :
« Ce genre de chose est vraiment importante pour la créativité – c’est comme ça qu’on se sent lié aux autres, qu’on est touché par des artistes. Nous comprenons souvent le travail des artistes en le comparant avec nos propres vies. Expérimenter la guerre, l’amour, avoir une histoire avec une ville, un pays… L’IA a du mal à avoir ce genre d’impact car nous partageons moins de choses avec elle qu’avec d’autres humains. »
Toutefois, souligne-t-il, cette différence fondamentale pourrait aussi représenter un avantage : « L’IA peut nous offrir un point de vue unique : un aperçu de l’humanité vu de l’extérieur. Nous n’avons pas vraiment commencé à l’exploiter, mais je crois qu’un jour, nous le ferons. »

Résultats étranges et imprévisibles

Enfin, l’intelligence artificielle pourrait aussi permettre aux humains d’en apprendre plus sur leur propre créativité… Une équipe de recherche de Google a ainsi inventé cette année un programme, Deep Dream, qui crée des images fantasmagoriques impressionnantes, évoquant les rêves, qui rappellent parfois les toiles du peintre néerlandais Jérôme Bosch. Ce programme n’a pourtant pas été conçu pour être créatif ; Deep Dream fait partie d’un projet de recherche sur l’apprentissage des machines.

Créé par une équipe de Google, il est « nourri » de millions d’images, pour apprendre à y détecter des formes. Ensuite, en lui donnant une nouvelle image, les ingénieurs lui demandent : « quoi que tu voies, on en veut plus ! ». « Si un nuage ressemble un peu à un oiseau, le [programme] va le faire ressembler encore plus à un oiseau » expliquent-ils sur un blog. Et cela donne ces résultats étranges et imprévisibles, qui, plus de deux mois après, continuent à passionner les internautes.
L’expérience, aux résultats impressionnants, a ouvert de nouveaux questionnements aux chercheurs. Pour eux, Deep Dream « pourrait devenir un outil pour les artistes – une nouvelle manière de remixer des concepts visuels – ou peut-être même apporter un petit éclairage sur les racines du processus créatif en général. »


13 Avril 2016

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