Démission diplomatique
Par Thierry Leclère



Ils organisent cours de français, spectacles, expos, accueillent les “expats” mais font aussi vivre les artistes locaux. Un réseau culturel unique jugé “trop cher” par le Quai d'Orsay.

« C'est un crime ! Une imbécillité sans nom ! La France dispose à l'étranger d'un réseau de centres culturels d'une incroyable richesse et on est en train de le casser ! On ferme certains de ces centres, on réduit les budgets... C'est le pouvoir des contrôleurs de gestion qui tient lieu de politique. » L'écrivain Eric Orsenna ne décolère pas. Le chevalier du subjonctif (1) en perdrait presque son humour moustachu ravageur. On ne peut pourtant pas accuser cet économiste de formation d'être un intello rêveur fâché avec les chiffres et ignorant desdits contrôleurs de gestion...

Alors qu'on célèbre aujourd'hui, en France et à l'étranger, la 10e Semaine de la langue française et de la francophonie, trop peu de Français en effet le savent : notre pays dispose d'un joyau unique au monde, quelque cent cinquante centres culturels français (CCF), dans une centaine de pays, qui dispensent chaque jour des cours de français, organisent des rencontres, des expositions, des spectacles, montrent des films français... Ils sont même, dans certains pays comme le Cameroun ou le Sénégal, des pôles d'attraction incontournables pour les artistes. Et ce ne sont pas de petits drapeaux tricolores qu'on a plantés après guerre, sur le modèle des maisons de la culture de Malraux (2), mais bel et bien des lieux vivants, à destination des expatriés français et, surtout, des jeunes, des artistes et des intellectuels locaux.

Souvent bouillonnants - quelquefois somnolents -, tout dépend de la personnalité du directeur en place, les CCF, qu'on appelle dans certains pays « instituts français », sont des carrefours essentiels. Et en Afrique francophone, où les budgets des ministères de la Culture sont quasi inexistants, c'est plus vrai encore, comme le souligne le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly : « Si Paris est aujourd'hui la capitale de la world music, elle le doit en partie à ce réseau culturel qui a découvert et aidé des dizaines d'artistes à faire carrière. » Le chanteur, pourtant peu tendre avec la politique française en Afrique, se désole que les manifestants aient incendié, en janvier 2003, l'imposant centre culturel français d'Abidjan, « brûlant un outil qui leur rendait service ». Si demeurent parfois des reliquats de paternalisme, la liberté d'esprit de la plupart des CCF (placés sous la tutelle du Quai d'Orsay) est grande, en effet. Ceux d'Afrique centrale n'ont-ils pas organisé là-bas la tournée du même Tiken Jah Fakoly autour de son disque poil à gratter Françafrique ?

Alors, qui veut les tuer ? La menace est subtile, et les assassins avancent à pas de velours... Sauf, peut-être, le sénateur UMP Louis Duvernois, auteur d'un rapport rédigé en décembre dernier pour la Commission des affaires culturelles : « Ce réseau culturel nous a bien servi. A l'époque, dans les années 40, il s'agissait de retrouver notre place sur la scène internationale. Aujourd'hui, la France n'a plus les moyens de ses ambitions. Le problème est donc d'abord financier : il faut trouver des solutions de remplacement en faisant notamment appel au partenariat privé pour entretenir ce “fonds de commerce”. D'ailleurs, je ne serais pas choqué qu'on ferme 30 à 40 % des CCF » ! Cet élu UMP très droitier, administrateur de Radio France Internationale, s'émeut aussi régulièrement des « idées gauchisantes » des journalistes de RFI... Certes, il n'est pas le maître à penser du gouvernement, mais la volonté de tuer le réseau est dans l'air du temps. Et l'opposition n'a pas mieux agi, comme l'affirme sans gêne l'écrivain de gauche Eric Orsenna : « Jospin Premier ministre n'a rien fait non plus, alors qu'à l'époque les caisses de l'Etat étaient pleines grâce à la croissance. »

Trop dispendieux, les centres culturels à l'étranger ? L'argument fait sourire quand on sait que le coût de ces cent cinquante établissements n'équivaut pas, frais de personnel compris, au budget de l'Opéra de Paris. « Le ministère des Finances accorde un budget scandaleusement bas au Quai d'Orsay, estime Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin, aujourd'hui consultant international. Avec une augmentation de 0,4 % seulement, on n'aurait aucun mal à préserver les centres culturels. Le monde est une lutte d'influences permanente ; la France ne peut pas bazarder tout ça et baisser les bras ! » Quand il était au gouvernement, Hubert Védrine n'a pourtant pas fait grand-chose non plus, il le reconnaît, invoquant comme obstacle la cohabitation Chirac-Jospin.

Au ministère des Affaires étrangères - dont le budget atteint difficilement 1,2 % de celui de l'Etat -, la conseillère culturelle de Michel Barnier, Elisabeth Beton-Delègue, reprend l'antienne du « trop cher ». Et déclare vouloir lutter contre le « béton fonctionnaire ». Traduction : il faut supprimer des emplois et réduire les charges en fermant des bâtiments trop coûteux. Economies, économies... voilà le credo des diplomates du Quai d'Orsay, tétanisés par Bercy et par la Cour des comptes, qui vient, il est vrai, dans sa dernière volée de bois vert, de fustiger les opérations immobilières du ministère.

Auteur d'un tonitruant « Plaidoyer pour le réseau culturel français à l'étranger », le sénateur socialiste Yves Dauge dénonçait déjà en 2001 « la tutelle souvent désuète et tatillonne » des ambassadeurs, qui « ont tendance à récupérer les dossiers culturels pour exister médiatiquement » et réduisent trop souvent le rôle de directeur de centre « à celui d'un simple exécutant ». Toute l'ambiguïté est là. Ce vaste réseau culturel est à la fois méprisé et jalousé par les diplomates. Et les directeurs de centres - souvent des enseignants détachés de l'Education nationale et manquant de réel professionnalisme dans le secteur culturel - se passionnent pour leur travail, mais sans argent ni autonomie...

L'Allemagne est l'un des exemples les plus frappants. Depuis quatre ans, la France y a fermé dix centres, faisant passer leur nombre à douze ! Soixante-dix postes ont été supprimés. Même si la carte géographique du réseau culturel doit être en permanence redessinée (50 % des centres sont en Europe, 10 % seulement en Asie), beaucoup ne comprennent pas cet acharnement sur l'Europe - outre l'Allemagne, l'Italie et la Grèce sont elles aussi très touchées.

Tout à côté de la porte de Brandebourg, à Berlin, dans l'ambassade de France élégamment dessinée par Christian de Portzamparc, l'ambassadeur Claude Martin justifie sans états d'âme ces coupes claires devant sa conseillère culturelle et le directeur de l'Institut français de Berlin, effarés : « Le réseau culturel s'est enfermé dans un ghetto. Beaucoup de centres se sont recroquevillés sur eux-mêmes et sont fréquentés par le même petit cercle d'initiés. Et puis les centres culturels, c'est bien, mais la télé, c'est mieux ! Je préfère mettre tous mes efforts sur la réception de TV5, notre chaîne francophone internationale, et sur la diffusion du cinéma français en Allemagne... » Il prône aussi un resserrement des manifestations culturelles françaises sur quelques opérations de prestige. Or chacun sait qu'elles ne suffisent pas. Rien ne remplacera les multiples échanges patiemment tissés dans tous les CCF du monde avec les intelligentsias locales.

Ce travail de fond, on le mesure bien au Vietnam. A Hanoi, dans les locaux de L'Espace, le centre culturel français rénové et dirigé avec l'expérience d'un vieux routier du réseau par Bruno Asseray, il n'est pas simple de présenter des artistes et des créateurs contemporains. Si le Vietnam socialiste s'ouvre frénétiquement sur le plan économique, le monde des arts y est encore sous contrôle. En janvier, L'Espace a vu ainsi sa troisième manifestation censurée par les autorités : une exposition de photos réalisées par de jeunes enfants des rues. Leurs images, pourtant bien innocentes, ont heurté le... réalisme socialiste. « Mais l'activité du centre ne se résume pas à des spectacles et à des exposi- tions, insiste Bruno Asseray. C'est aussi - surtout - des échanges et de la formation lors de stages avec des artistes français, des danseurs, des comédiens, des musiciens... Nous avons, par exemple, mis en place un programme de formation de techniciens du spectacle sur trois ans. Le savoir-faire des Français intéresse les Vietnamiens. Notre système de protection des auteurs, notre défense du cinéma européen peuvent être une source d'inspiration pour eux. »

Dans les locaux lumineux du bâtiment de style Art déco, des dizaines d'étudiants viennent, après leur journée de travail, apprendre le français. C'est l'une des trois missions des CCF, avec la programmation culturelle et la fourniture de documentation sur la France. Ils sont quelque 3 000 filles et garçons à passer par L'Espace chaque année. C'est ainsi que la France, grâce aussi à un système de bourses, reste l'une des toutes premières destinations pour les étudiants vietnamiens... Former dans l'Hexagone une partie des futures élites n'est pas un mince exploit dans un pays « francophone » où seulement 350 000 Vietnamiens - sur 80 millions - pratiquent notre langue !

En octobre dernier, dans ces mêmes locaux, Jacques Chirac répondant aux questions de jeunes Vietnamiens triés sur le volet lançait un vibrant appel à la « diversité culturelle » : « Rien ne serait pire que de progresser vers un monde où on parlerait une seule langue. Ce serait un rétrécissement de la pensée [...]. Cela voudrait dire une seule culture. Ce serait une véritable catastrophe écologique. » Ces incantations se heurtent pourtant à l'abandon du réseau culturel français à l'étranger. C'est même sous le règne flamboyant du ministre Villepin que les budgets ont le plus souffert. Le sénateur Yves Dauge ne cache pas sa lassitude : « On tient un discours glorieux et puis, derrière, pas de stratégie, pas de réflexion. C'est le vide. On s'en remet à l'intelligence des personnels sur place. »

La France a-t-elle encore une diplomatie culturelle ? On peut en douter. Pourtant les idées ne manquent pas. Nombreux sont ceux qui, tel Olivier Poivre d'Arvor, directeur de l'Association française d'action artistique (AFAA), chargée de promouvoir la culture française à l'étranger, proposent de sortir du carcan étouffant de l'administration centrale. Comment ? « En créant un établissement public qu'on appellerait par exemple Culture France, prône le frère de PPDA. Il faut créer un "objet de désir" qui regrouperait tous les services et établissements actuellement atomisés et mal coordonnés : les CCF, les Alliances françaises (3), l'AFAA, les aides au cinéma, au livre, à l'audiovisuel et toutes les formes d'action culturelle extérieure. C'est comme pour le foot, il faut jouer sous le même maillot ! Aux yeux des étrangers, on a une vraie longueur d'avance dans le domaine culturel. Pourquoi ne jouons-nous pas davantage cette carte ? » Durant sa dernière campagne présidentielle, Jacques Chirac proposait la création d'une grande agence culturelle de ce type. Promesse oubliée.

« Qui, en France, ira dans la rue pour nous défendre ? Nous n'avons pas de lobby, personne pour nous soutenir », s'inquiète un conseiller culturel qui, comme beaucoup de nos interlocuteurs, ponctue son discours de « surtout, ne me citez pas, sinon demain mon ambassadeur me vire ». La culture ouatée du Quai d'Orsay, alliée à un confort parfois démesuré - un enseignant, directeur de centre à l'étranger, multiplie par trois ou quatre son salaire ! -, favorise sans doute ce crime sous l'oreiller. « Les diplomates sont éduqués pour se taire, on les forme à l'école du silence, alors que nous, dans ce métier que l'on aime passionnément, il faut ouvrir notre gueule, oser l'impertinence », conclut un attaché culturel... Anonyme, évidemment -

La France, une exception ?

Un centre culturel franco-allemand a ouvert, depuis 2004, dans la ville palestinienne de Ramallah. Des centres franco-allemands existent à Glasgow, en Grande-Bretagne, ou à Lahore, au Pakistan. Mais ces exceptions répondent à des contextes locaux ou à des raisons budgétaires ; l'idée de « centres culturels européens » regroupant à terme les grands pays de l'Union n'est encore envisagée par personne.

Trois pays disposent d'un véritable réseau linguistique ou culturel international comparable à celui de la France et couvrant plus de cent pays : les Etats-Unis, avec l'United States Information Agency, l'Allemagne, avec le Goethe-Institut, et la Grande-Bretagne, avec le British Council. Le réseau des instituts culturels italiens et les instituts espagnols Cervantès sont plus modestes.

Le Goethe-Institut et le British Council sont les réseaux culturels les plus souvent comparés à celui de la France, bien qu'ils ne soient pas - la différence est fondamentale - sous la tutelle directe de leur diplomatie : les Allemands ont opté pour des établissements publics indépendants financièrement, mais en partie subventionnés à l'étranger par leur ministère des Affaires étrangères. Le British Council a un statut proche de celui de nos associations loi 1901, sa mission principale étant l'enseignement de la langue anglaise. Depuis une dizaine d'années, il travaille beaucoup avec des fonds privés pour compenser la diminution des subventions publiques.d

Juillet 2008

(1) Du nom de son dernier roman (lire Télérama no 2854).
 
(2) Si l'essor des centres culturels français démarre après la Seconde Guerre mondiale, ils sont nés dès le début du siècle, quand les universités françaises ouvrent des antennes à l'étranger sous le nom d'“instituts français” (Grenoble à Prague et Milan, Toulouse à Barcelone...).
 
(3) Créé en 1883, le réseau des Alliances françaises compte 1 135 comités dans 138 pays. Ce sont des associations de droit local mises en place par des cercles de francophiles pour enseigner le français et diffuser sa culture ; certaines sont faiblement financées par le Quai d'Orsay, mais ne dépendent pas de lui.


Plaidoyer pour le réseau culturel français à l'étranger

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