Analyse et propositions
Europe, communication et médias
Par PHILIPPE CAYLA, Président d’Euronews Development, Président d’Européens sans frontières




Ce qui frappe le plus dans la crise européenne, ce n’est pas tant la difficulté de l’Europe à décider, que celle à communiquer. Or, si la capacité de décider est au cœur du pouvoir politique, celle de communiquer, notamment aux médias et à travers les médias, est la condition de l’adhésion populaire en démocratie. De ce point de vue, l’Europe est doublement déficiente : sur le plan des modes de communication et au niveau du contenu même de sa communication.

En ce qui concerne les modes de communication de l’Union européenne, ils comprennent principalement les prestations suivantes :



• Les conférences de presse tenues par les chefs d’Etat ou de gouvernement en conclusion des sommets européens ;
• Les conférences de presse quasi-quotidiennes où les porte-parole des commissaires viennent présenter une initiative de leur commissaire ;
• De temps à autre des interviews du Président de la Commission ou des Commissaires, et depuis peu du Président du Parlement, dans des médias européens (tels qu’Euronews) ou nationaux ;
• Les visites épisodiques des commissaires européens dans les États membres ;
• Des brochures et rapports variés largement distribués à Bruxelles et dans les délégations de la Commission dans les États membres ;
• Les sites web officiels de la Commission et du Parlement ;
• Europarl TV, la chaîne de TV web du Parlement ;
• EBS et EBS+, le système de transmission satellitaire des institutions ;
• L’utilisation croissante de twitter.

En outre la Commission dispose d’un budget de communication, évalué globalement à 500M d’euros, qui lui permet de financer des prestations extérieures. Chaque commissaire, ou plus exactement chaque DG, dispose de son propre budget, mais la DG Communication dispose d’un budget relativement plus important (20% du total), et est chargée de coordonner l’ensemble. Malgré cela, la communication de la Commission présente un tableau très éclaté, où les actions de chaque commissaire sont mises en valeur grâce à des budgets de communication plus ou moins proportionnels à la part du budget de leur département dans le budget général, indépendamment des priorités de la Commission. C’est une communication essentiellement papier, où la part de l’audiovisuel (hormis Euronews et EBS) reste faible. C’est aussi une communication essentiellement en anglais, seule une partie des documents mis à disposition du public étant disponible dans les 24 langues officielles de l’Union.



Ce modèle de communication fonctionne mal pour quatre raisons fondamentales : il n’est pas assez stratégique, il est trop centralisé, il est trop monolingue en anglais, il repose trop sur le papier.

Pas assez stratégique. Il est certain qu’une communication isolée sur une directive portant sur un point mineur d’une politique quelconque (pour prendre un exemple récent : sur le débit des chasses d’eau dans les WC !), souvent orchestrée par des médias britanniques eurosceptiques, ne peut que provoquer doute et polémique chez les commentateurs médiatiques et politiques, donc également dans le grand public. Ce genre de mesure ne devrait faire l’objet que d’une communication ponctuelle insérée dans un cadre plus vaste.



Par ailleurs, si certains commissaires excellent aux conférences de presse, celles-ci sont souvent tenues par des porte-parole et non par les commissaires eux-mêmes, ce qui laisse à penser que ceux-ci ont conscience du peu d’importance politique de ladite communication. De plus, quand on sait que la réalité du pouvoir est exercée par les DG qui, depuis la réforme qui a suivi le scandale de la Commission Santer, sont les seuls à avoir qualité pour signer les contrats engageant financièrement la Commission, on ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment que les commissaires eux-mêmes ne sont que les porte-parole de leurs DG, et qu’en conséquence la communication qui nous est présentée est effectuée par des porte-paroles de porte-paroles.

Certes le Président de la Commission effectue régulièrement des exercices de communication synthétique sur l’état de l’Union. Mais ces interventions sont rares et souvent masquées par celles des chefs d’Etat ou de gouvernement des États membres, qui profitent de la même conjoncture politique pour s’exprimer sur les mêmes sujets d’un point de vue évidemment purement national. Par ailleurs la coordination interinstitutionnelle est souvent déficiente, de sorte que les différents visages de l’Union – présidents de la Commission, du Conseil et du Parlement – peuvent exprimer des vues divergentes, voire contradictoires.



Trop centralisée. La communication de la Commission dans les États membres, c'est-à- dire auprès du grand public, repose sur une double fiction : que les États membres sont les mieux à même d’expliquer à leurs concitoyens la politique européenne, et que les Commissaires, nommés chacun par un Etat-membre, vont aussi y contribuer.

Sur le premier point il est clair que les États membres ne jouent pas le jeu : comme on le voit après chaque Conseil européen, les chefs d’Etat ou de gouvernement n’expliquent que ce qu’ils ont envie d’expliquer, mettent en valeur leur propre politique, font porter le chapeau à Bruxelles pour ce qu’ils n’ont pas obtenu ou qui les dérange.



Quant aux commissaires, ils ne peuvent remplir une fonction de communication que très partiellement, pour deux raisons : la première est que leur compétence n’est pas universelle mais limitée à celle de leur fonction; la seconde est qu’ils n’ont matériellement pas le temps d’être à la fois à Bruxelles et dans leur « circonscription ».

Il en résulte que le débat public européen reste un débat très bruxellois, entre « usual suspects », entre habitués des colloques divers et variés.

Il est clair que la communication de la Commission dans les États membres est déficiente, principalement parce que les délégués de la Commission sont dépourvus de moyens et n’apparaissent pas suffisamment dans les débats publics nationaux. Lorsqu’une radio ou une TV nationale organise un débat sur l’Europe, on ne voir qu’exceptionnellement sur le plateau ou dans le studio un représentant de la Commission : parfois le commissaire national, s’il est au pays ce jour-là, presque jamais le délégué de la Commission. Le débat se déroule entre personnalités pro ou anti-européennes, mais aucune ne représentant un point de vue officiel, et chacune ayant son propre agenda médiatique ou politique. Ainsi, ces débats sombrent fréquemment dans l’anecdotique, quand ce n’est pas dans l’erreur factuelle, et ne contribuent pas comme ils le devraient à enrichir le débat public sur l’Europe.



Trop monolingue en anglais. La plupart de nos concitoyens ne peuvent débattre que dans leur langue maternelle : à peine 5% des non-anglophones de naissance sont capables de le faire en anglais (surtout si un anglophone de naissance participe au débat). Ne communiquer qu’en anglais, c’est se rendre incompréhensible à 95% de nos concitoyens, et probablement hérisser la plupart d’entre eux.

Même si l’anglais est devenue une lingua franca incontournable en Europe pour les affaires, pour les études supérieures et pour la recherche, elle ne peut pas être la langue unique de communication politique, car la politique c’est la nation, c’est 100% des citoyens et non une élite polyglotte.



À cela s’ajoute que la langue est porteuse de la culture : on ne peut pas parler de diversité culturelle, avoir comme slogan «Unie dans la diversité», et se contenter d’un monolinguisme quelconque.

Qui plus est, l’anglais, langue des Britanniques, est porteuse de leur culture politique, hostile à l’intégration et à l’approfondissement européens, sans même parler de fédéralisme européen. Son usage immodéré ne peut donc que renforcer l’euroscepticisme, donc à terme le rejet de l’Europe. On doit d’ailleurs pouvoir facilement démontrer que la montée de l’euroscepticisme est directement corrélée avec l’usage croissant de l’anglais dans la communication de la Commission. L’anglais est la langue des eurosceptiques : tout commentaire en anglais, même tenu par des non anglophones de naissance, subit explicitement ou implicitement le biais de la culture anglo-saxonne : ultra-libérale, hostile à l’intégration européenne et aux services publics (je précise que cet article a été d’abord écrit en français, puis traduit en anglais !).

Il faut revenir au multilinguisme. Comme le dit Umberto Eco, la langue de l’Europe, c’est la traduction !

Trop de papier. Il suffit de se rendre dans un centre « Direct Europe » de la Commission dans n’importe quelle capitale européenne pour le constater : une belle adresse, des locaux vastes et élégants, un personnel nombreux et désœuvré, des tonnes de documents, peu ou pas de visiteurs...



La Commission alimente les rédactions TV avec le système EBS, mais n’a de visibilité audiovisuelle pan-européenne que grâce à Euronews, seule chaîne européenne d’information, qu’elle finance au compte-gouttes. Les sites officiels de la Commission et du Parlement sont austères. Celui de la Commission n’est pas homogène et laisse trop d’autonomie aux diverses DG qui y délivrent des messages de qualité et de niveau variés. L’utilisation des réseaux sociaux est récente et anecdotique.

Changer ce modèle de communication pour passer à une communication moins technocratique et plus politique constituerait une mini-révolution, une valse à quatre temps.



1er temps. Affirmer le caractère stratégique de la communication en centralisant la totalité des budgets de communication (500M d’euros) dans les mains du Président de la Commission. Lui seul peut avoir la vision d’ensemble qui permet de fixer les thèmes et le timing de la communication de la Commission. Les porte-parole des Commissaires, actuellement en double commande, ne devraient plus dépendre que du Président de la Commission. Tout ceci pour faire comprendre à tous à Bruxelles que la communication est bien le reflet des priorités politiques du moment, et non de l’activité bureaucratique des services.

2ème temps. Renforcer le rôle des délégations de la Commission dans les États membres. Il faut donner plus de pouvoirs et de moyens aux délégués nationaux de la Commission. Plus de pouvoirs : ils devraient être rattachés directement au Président de la Commission et au collège des Commissaires, devant lequel ils devraient présenter régulièrement l’état de l’opinion dans leur pays de responsabilité. Plus de moyens : la moitié des crédits totaux de communication, soit 250M d’euros, devrait être déconcentrée dans les États membres au prorata de la population du pays, afin de permettre aux délégués de multiplier colloques, débats, campagnes de publicité, toutes occasions de générer des interventions dans les médias. Enfin, ce n’est qu’en s’appuyant sur des figures connues et si possible populaires dans leur pays que la Commission parviendra à faire passer ses messages essentiels.

3ème temps. Respecter un multilinguisme intégral. Seul le Parlement respecte aujourd’hui un multilinguisme intégral, tant dans ses débats que dans sa communication. Pour la Commission, si l’usage des langues de travail (anglais, français, allemand) est incontournable dans la vie quotidienne, aucun document ne devrait être publié autrement que dans les 24 langues officielles, et aucune version ne devrait être publiée avant les autres, pour éviter qu’une presse ne soit avantagée par rapport aux autres. Les Commissaires ne devraient s’exprimer en conférence de presse et en public que dans leur langue maternelle, et une traduction simultanée dans toutes les langues de l’Union devrait être assurée systématiquement.

4ème temps. La communication de l’Europe doit passer plus intensivement du papier au numérique, c'est-à-dire aux médias radio, TV et réseaux sociaux. Les rapports, brochures et publications en tout genre qui, après un passage prolongé sur les étagères, terminent leur course dans les corbeilles ou les broyeurs, devraient être limités au minimum, ou même disponibles uniquement par téléchargement, ne serait-ce que pour des raisons écologiques. Parmi les moyens audiovisuels disponibles, Euronews devrait être au cœur d’une stratégie de développement de débats nationaux sur l’Europe, en donnant à la chaîne les moyens de créer des versions linguistiques dans chacune des 24 langues officielles de l’Union (ainsi que dans certaines langues régionales), afin de permettre à tous les citoyens européens de participer au débat sur l’Europe dans sa langue maternelle. La chaîne devrait également bénéficier d’un « must carry » sur la totalité des réseaux hertziens analogiques et numériques de l’Union, afin que tous les citoyens européens puissent y avoir accès gratuitement.



La réforme de la politique de communication de l’Union passe aussi par une révolution intellectuelle quant au contenu de cette communication.
Aujourd’hui la communication de l’Union est dévorée par les thèmes de la macro- économie. Croissance, dette, déficit public, emploi, chômage, politique monétaire... autant de secteurs évidemment très importants pour la santé économique de l’Union, mais qui souffrent de deux caractéristiques négatives en termes de communication :

•    la macro-économie n’est compréhensible que par une minorité de citoyens, la plupart n’y voyant qu’une casuistique bureaucratique indigeste ;
•   les solutions réelles aux problèmes macro-économiques relèvent principalement des États membres, pris individuellement ou collectivement, de sorte que la communication de la Commission dans ce domaine ne peut que refléter soit les décisions du Conseil, soit un constat d’impuissance.

Du fait de la complexité des problèmes posés et de la difficulté à parvenir à des solutions, qui exigent pour la plupart l’unanimité des États membres, la communication européenne est par nature très anxiogène : soit on ne comprend pas de quoi on parle, soit on ne comprend pas pourquoi les gouvernements ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la solution. Et au lieu de remettre en cause l’égoïsme des Etats-membres, on accuse la Commission, parfait bouc émissaire, d’incompétence et d’incurie.

La Commission devrait totalement changer de pied et reconsidérer le contenu de sa communication, en la centrant sur tout ce qui peut contribuer à l’amélioration du sentiment d’appartenance à la communauté européenne, c'est-à-dire principalement à la citoyenneté européenne. Celle-ci, 20 ans après son institution dans le traité de Maastricht, reste une notion vague, mal connue des Européens, dépréciée par les nationalistes de tout poil. Pourtant, elle est loin d’être négligeable. Elle donne des droits nombreux et en amélioration constante, comme le montrent des rapports régulièrement publiés mais peu connus et insuffisamment mis en valeur.



L’action de la Commission vise essentiellement à renforcer les droits des Européens hors de leur pays d’origine, c'est-à-dire lorsqu’ils voyagent ou résident dans un autre pays européen ou dans le reste du monde. L’approche actuelle est trop économiste et pas assez politique: des initiatives doivent encore être prises dans ce domaine. La prise de conscience de la valeur de la citoyenneté européenne est la condition d’une adhésion forte à l’idée européenne, adhésion aujourd’hui en déshérence par bien des aspects.

Je n’énumérerai pas ici tous les droits que donne la citoyenneté européenne, ni les droits supplémentaires qu’elle pourrait donner moyennant des réformes qui auraient le grand mérite de ne rien coûter, mais je suis certain que ce filon politique reste à explorer et constitue sans aucun doute le meilleur moyen de rendre à la communication européenne son pouvoir d’attraction et de mobilisation.

Dans l’Empire romain, recevoir la qualité de « civis romanus » était un honneur auquel tous les barbares aspiraient. Nous sommes tous « civis europeus » mais nous n’en avons ni la conscience ni la fierté. Que la Commission nous les donne, et nous encourage à nous vêtir, sinon d’or et de pourpre, du moins du bleu d’un grand empire pacifique !


19 Mars 2014

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