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Dans la Tempête
Fondation Robert Schuman

La moitié de l'humanité confinée, sommée de rester enfermée et la peur d'un virus à la contagion fulgurante créent une situation sans précédent, qui suscite déjà de nombreux commentaires. Au " rien ne sera plus comme avant " et " il y aura un avant et après ", analyses plus dignes d'un champion cycliste épuisé que d'intellectuels éclairés, est-il possible d'opposer une réflexion plus sage ? Il est très difficile d'imaginer toutes les conséquences de cette crise sanitaire et les prédictions des uns et des autres risquent d'être une fois encore démenties. En revanche, il est permis de s'interroger sur ce qui se passe dans nos sociétés et sur la scène internationale et sur ce qui semble avoir changé dans nos pays et pour l'Europe.

Le retour des Etats et des frontières ?

A la première alerte, c'est la fermeture des frontières que décrètent les gouvernements. 14 d'entre eux en Europe suspendent immédiatement la libre circulation des accords de Schengen ; ils sont une vingtaine aujourd'hui. La frontière polono-allemande est même gardée par l'armée ! Ce réflexe du XXème siècle est-il vraiment efficace ? Non, si l'on observe la diffusion du virus, qui fait fi des murs et s'insinue dans tous les contacts humains et matériels. Fermer les frontières, même partiellement, est en revanche utile pour stopper ou réduire les déplacements. Mais cela ne recouvre pas forcément les frontières nationales. Des quarantaines régionales ont été tentées en Italie, aux Etats-Unis, ou en Catalogne. En fait la charge émotive de la frontière a été utilisée immédiatement par certains gouvernements à des fins politiques, pour rassurer leurs opinions, avant même toute analyse d'efficacité. Car il a fallu aussitôt imaginer des exceptions pour que soient assurés les besoins vitaux...

Les gouvernements, pris de court partout dans le monde, ont dû lutter pour démontrer leur utilité et ils se sont empressés d'annoncer des mesures nationales, voire nationalistes comme l'interdiction d'exporter du matériel médical. Contestés pour leur imprévoyance, souvent injustement, critiqués pour leurs hésitations, même légitimes, ils n'ont eu de cesse de vouloir montrer qu'ils maîtrisaient la situation. Bien évidemment c'est le cadre national qui a été magnifié et bon nombre de commentateurs se sont empressé de prédire le " retour des nations ". Pourtant, rien n'est moins sûr. Tout le monde a très vite compris que cette crise sanitaire ne pourrait être surmontée que par la coopération. Et, au sein de l'Union européenne, au premier " moment national " a succédé une vraie solidarité européenne. Prise en charge de malades et organisation de leur transfert, dotations en matériel médical, sont des exemples concrets de coopération et de solidarités, qui se sont exprimés dans le cadre européen mais ne s'y sont pas limités. Peu à peu ces coopérations s'étendent, des Etats concernés par le virus à ceux qui l'ont été et à ceux qui risquent bientôt de l'être. Enfin les pays les plus pauvres nécessiteront certainement, pour lutter contre la contagion, un engagement international de grande ampleur.

Dans cette crise sanitaire, le cadre national est en train d'exploser sous les effets de la contagion. Les frontières n'arrêtent pas le virus, les Etats tout seuls non plus. Contrairement aux premiers mouvements, les gouvernements s'insèrent peu à peu dans le cadre régional ou multilatéral que beaucoup d'entre eux refusaient ou critiquaient il y a peu encore. Pour les Européens, dont la solidarité est d'emblée mise à mal comme à l'accoutumée, par les divergences, le moment est venu d'organiser plus efficacement leur entraide.

D'autant plus que d'autres, à l'extérieur, sont à l'œuvre pour, une fois de plus, essayer d'affaiblir l'Union européenne par la désinformation ou la propagande. La Chine et la Russie ont même tenté d'utiliser les souffrances d'une Italie meurtrie, en accourant prétendument à son chevet, elle qui avait aidé la Chine dès le mois de février, par la livraison de masques et de matériel, dans le cadre d'une aide européenne. Les citoyens se sont tournés vers leurs Etats, garants constitutionnels de l'intérêt collectif. Ils en attendaient la sécurité pour prix de leurs contributions, la protection pour prix de leur adhésion. Ont-ils été satisfaits ou déçus ? Ici encore, le premier réflexe est citoyen et sont acceptées des mesures d'urgence, faute de mieux.

Mais déjà pointent les doutes et les critiques, les interrogations et les angoisses sur la capacité des Etats à répondre à ces demandes de plus en plus difficiles à satisfaire. Pour l'Europe, cette interpellation est fondamentale car elle porte sur la pertinence de l'échelon préféré pour l'action publique. Pour toutes les démocraties, l'efficacité de l'Etat est en question. Il n'est pas certain qu'il s'en trouve conforté.

Car, à l'occasion de la pandémie du Covid-19, les régimes autoritaires ont engagé une campagne visant à démontrer que leurs gouvernements étaient plus efficaces que ceux des démocraties.         
 

Les démocraties plus efficaces que les régimes autoritaires ?

Une intense propagande chinoise se développe visant à faire accroire que les décès survenus en Occident sont dus à l'inorganisation et au désordre des régimes démocratiques. Elle est goulument relayée par la Russie et d'autres rivaux, heureux de rabaisser l'image de l'Europe. Elle trouve un écho au sein même de l'Union européenne auprès de ses adversaires traditionnels, pourtant désormais moins nombreux, ou chez les propagateurs du sentiment du déclin.

Ils se sont donc lancés dans une propagande effrénée contre l'inefficacité des régimes démocratiques et, au passage, l'Union européenne. Cette action a trouvé des relais dans des pays surpris par l'ampleur et la rapidité de la contagion. Les mesures autoritaires prises par les Chinois ont déteint d'ailleurs sur les pays occidentaux démunis de tests et de matériels de protection et la hâte avec laquelle ils ont décrété le confinement de leur population traduit cette influence. Mais la sévérité des autorités chinoises, qui ont poussé à la mort les lanceurs d'alerte et fait respecter leurs décisions par la force et la contrainte, ne sont pas transposables dans les démocraties.

Au contraire, les critiques, les contestations, le scepticisme des populations européennes envers leurs gouvernements ne les ont pas empêché d'être exemplaires et d'accepter le confinement, de se mobiliser dans des élans de générosité et de solidarité particulièrement remarquables. Les démocraties sont en train de démontrer leur extraordinaire vitalité. Les personnels de santé font preuve d'abnégation et se mettent en danger au nom de l'intérêt général et pour sauver ne serait-ce qu'une vie, d'autres, fonctionnaires, employés du secteur privé, sont à leurs postes de travail, pour répondre aux besoins des populations : nourriture, transports, sécurité, tous les secteurs d'activité voient se multiplier les gestes de mobilisation. Non, les citoyens de " la vieille Europe " n'ont rien à envier à personne quand il faut servir l'intérêt collectif. La recherche est dopée par l'urgence et pourrait vite déboucher sur des résultats concrets, les entreprises multiplient les initiatives pour rattraper un retard de fournitures d'équipements et de produits qui sera comblé finalement très vite et que l'Etat n'avait pas su anticiper.

D'autres régimes autoritaires, après avoir tenté les mêmes manœuvres, sont en train de démontrer leurs limites. La Russie et l'Iran, mais, plus grave, la Corée du Nord, risquent d'enregistrer à leur tour, de nombreux décès dus à leur nature. Ne tolérant ni la liberté de penser, de chercher ou de critiquer, ils étouffent la créativité et la recherche concurrentielle de l'excellence.

Les démocraties, comme les autres, ont été prises au dépourvu par la fulgurance de la contagion du virus Covid-19, mais, lorsqu'il sera temps d'analyser leurs réactions, il apparaîtra qu'elles ont fait preuve d'une exceptionnelle réactivité et d'une résilience qu'on ne leur connaissait pas. Les gouvernements et les parlements ont été capables de décider et de voter dans des délais inhabituels des mesures d'une ampleur exceptionnelle, près de 4 000 milliards € en Europe, deux fois plus qu'aux Etats-Unis, pour soutenir leurs populations et leurs économies. Les pouvoirs publics constitutionnels ont su adapter en un temps record des procédures et des règles issues parfois de décennies, voire de siècles d'expérience et de traditions.

La supériorité des régimes démocratiques est déjà démontrée. La liberté individuelle permet le meilleur, les libertés collectives l'organisent. Les démocraties, qui autorisent l'excellence par la concurrence et le respect de la personne, vont très vite montrer par les résultats, leur réelle efficacité.

Il faut donc faire échec aux mensonges d'une propagande opportuniste, qui utilise la détresse des victimes à des fins idéologiques.


Quand le virus emprunte les routes de la soie

Le Pr Sansonetti du Collège de France[1] a démontré que la propagation du Covid-19 a suivi exactement les routes aériennes les plus fréquentées. Parti de Chine, où s'est opéré le " saut d'espèces ", c'est-à-dire la contamination d'êtres humains, à cause de règles d'hygiène non respectées ou de traditions comme la vente d'animaux vivants, le virus s'est répandu comme une trainée de poudre jusqu'en Europe avant de continuer jusqu'en Amérique et de se répandre ensuite partout dans le monde.

Gravement mis en cause pour sa longue négation de la propagation rapide du virus sur son territoire, le gouvernement chinois s'en est trouvé beaucoup plus ébranlé qu'il ne le laisse paraître. Toute la promesse du Parti communiste est d'assurer la sécurité et la prospérité de ses citoyens qui, en contrepartie, lui abandonnent leur liberté d'expression. Les mensonges récurrents de ses dirigeants, qui ont nié l'épidémie, l'opacité dans laquelle ils ont entouré le nombre de victimes et l'origine même du mal, les pressions exercées sur l'Organisation mondiale de la Santé pour qu'elle ne déclare que trop tardivement l'état de pandémie, cachent un lourd échec du système autoritaire et centralisé chinois et de son actuel leader. On ne connaîtra vraisemblablement jamais le nombre exact de décès survenus en Chine, mais diverses sources crédibles l'estiment déjà supérieur à tous les morts enregistrés dans le monde du fait du Covid-19. Et l'on découvrira peut-être que l'épidémie couvait depuis le début de l'automne et avait été soigneusement cachée le plus longtemps possible.

C'est tout le projet chinois visant à devenir la première puissance mondiale, qui est questionné, en interne comme à l'extérieur. Malgré les restrictions aux libertés, les réseaux sociaux chinois laissent entrevoir une insatisfaction croissante. L'émotion avait été grande après le décès du Dr Li Wenliang, cet ophtalmologiste qui avait alerté sur l'apparition du virus et avait été arrêté par la police sous l'accusation de " répandre des rumeurs en ligne " et de " gravement perturber l'ordre social ".

A l'extérieur, l'image de la Chine s'est gravement dégradée parce que la contamination par un virus venu d'une espèce animale met en lumière des pratiques d'hygiène qui sont loin de répondre aux critères d'un pays développé. La négation de la gravité de la situation interne confirme que pour les dirigeants du pays, l'image du Parti communiste passe avant la santé de ses habitants, parce que la Chine est lancée dans une course à la suprématie mondiale et doit démontrer sa prétendue supériorité. Les pressions qu'elle a exercées sur l'Organisation mondiale de la santé renforcent la défiance à son égard.

Enfin, la course du virus, qui épouse les routes de la soie, met en cause l'ensemble du projet " La ceinture et la route ", qui vise à entourer la Chine de pays qui paient " tribut à l'empire ", car chacun voudra désormais relocaliser le maximum de ses productions, plutôt que de se laisser séduire par des crédits extérieurs abondants.

C'est d'abord pour la Chine que le Covid-19 est une mauvaise nouvelle. Elle sortira de cette crise vraisemblablement appauvrie et son image durablement écornée. Malgré les déclarations récentes, elle ne verra pas son outil industriel redémarrer à plein régime avant longtemps. Son confinement n'est pas terminé ; le bilan de l'épidémie est loin d'être stabilisé. Cela explique la double attitude des dirigeants de Pékin tentant à la fois de jouer la coopération internationale et de développer une agressive propagande au nom de la prétendue efficacité de son modèle.

Les Européens doivent éviter d'entrer dans ce jeu au moment où les Etats-Unis se replient sur eux-mêmes.

Les Américains ne veulent-ils plus conduire les affaires du monde ?

Beaucoup a été écrit sur le repli des Etats-Unis, leur nouvelle priorité pour le Pacifique et leur regard désormais détourné de l'Europe pour se concentrer sur leur compétition principale avec la Chine. Cette crise sanitaire confirme cette orientation et en marque une nouvelle fois les conséquences. Le président américain, qui préside actuellement le G7, aurait eu l'occasion de réaffirmer le leadership de la première puissance mondiale et, en même temps, de l'Occident, s'il avait confirmé la réunion de Camp David le 7 juin prochain. Il a décidé au contraire de la remplacer par une visioconférence et l'on voit bien que sa priorité est surtout électorale. Il cheminait tranquillement vers une réélection, fort de son discours isolationniste et nationaliste. La rapidité de la diffusion du virus aux Etats-Unis l'oblige à sur-réagir, d'autant plus que, dans son style inimitable, il a longtemps nié la gravité du Covid-19. Les Etats-Unis pourraient bien enregistrer le plus grand nombre de victimes de cette pandémie en Occident.

En tireront-ils la leçon que seule une coopération internationale de grande ampleur est capable de venir à bout de cette épidémie et qu'ils sont les mieux placés, disposant d'alliés dans le camp de la liberté, pour en prendre l'initiative ? Rien n'est moins sûr. Considéreront-ils que leur alliance avec l'Europe permettrait une action coordonnée, peut-être des avancées scientifiques partagées et la mise en oeuvre de coopérations multilatérales indispensables, par exemple, aux pays pauvres qui vont devoir affronter le virus ? Ce serait une bonne nouvelle mais elle est loin d'être certaine.

Les formidables capacités d'innovation de l'Amérique sont désormais sollicitées. L'avance prise par ses géants du numérique va se trouver confortée pour longtemps. Aux relations sociales déjà en mutation se substituent le monde virtuel et la communication par les réseaux. De gigantesques profits sont à attendre pour ceux qui les commercialisent et les monétisent. Mais l'affaire n'est pas qu'une question de profit ! L'Europe y verra-t-elle une opportunité pour investir ce champ d'activités dans le respect des libertés individuelles?

L'Europe dans l'entre-deux

Une fois de plus l'Europe aura commencé par perdre la bataille de la communication. Comme d'habitude et toujours aussi vite, les commentateurs se sont empressés de crier haro sur l'Union européenne. Il faut reconnaître qu'il y avait de quoi. Le premier mouvement des Etats membres a été de fermer leurs frontières et d'annoncer, chacun de leur côté, de gigantesques plans de soutien nationaux à leurs économies. Plus grave encore, les Italiens attendaient de leurs partenaires quelques gestes forts de solidarité, tant était violente l'attaque de la maladie et nombreux les décès qu'elle engendrait. Les Européens et les institutions communes n'ont pas su, une fois encore, choisir les mots et les actes qui traduisent une véritable solidarité entre Etats. Le " premier mouvement " a été vraiment négatif. Il a montré combien, ces dernières années, s'est dégradé le sentiment d'appartenance à un même ensemble politique. Le " second mouvement " a été plus raisonnable.

Avec retard, mais finalement pas si tardivement que cela, la coopération entre Européens s'est organisée. D'abord au niveau central puis ensuite entre Etats ou régions. La Banque centrale européenne, après une première hésitation, a su se montrer à la hauteur. Son plan, prêt à injecter jusqu'à 750 milliards € dans l'économie européenne, est à la mesure des périls. Il s'ajoute aux mesures déjà en vigueur pour constituer un filet de 890 milliard € de sécurité qu'aucun Etat membre européen, même le plus riche, ne peut s'offrir.

Puis les Etats se sont coordonnés et ont, à peu près tous, adopté les mêmes mesures visant à garantit la survie de leurs concitoyens et de leurs entreprises. Plus de 4 000 milliards € paraissent ainsi avoir été mobilisés.

Les institutions communes, la Commission et le Parlement, ont agi à leur niveau. 37 milliards d'euros ont été immédiatement réorientés des fonds structurels, la politique d'aides d'Etat a été réformée à titre provisoire, et la Commission a proposé d'activer la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité et de croissance, ce que le Conseil européen a entériné. Les frontières extérieures ont été fermées. Pour faire face aux besoins, les règles de 3% du PIB de déficit et de limitation de l'endettement public à 60% du PIB sont mises entre parenthèses. L'urgence est sanitaire et la Commission, qui n'a pas de véritable compétence en la matière, s'est mobilisée avec le peu de moyens dont elle dispose, dans son domaine d'activités : facilitation des mouvements de marchandises indispensables, fabrication en urgence de matériels médicaux nécessaires, constitution de stocks, financements du rapatriement de ressortissants et de la recherche d'un vaccin pour 140 millions d'euros, etc.

Cette fois-ci, les leçons de la crise de 2008 semblent avoir eu raison de la lenteur de procédures encore trop diplomatiques et l'on peut escompter dans le futur une mutualisation accrue des moyens sanitaires au niveau de l'Union. En revanche, il faudra beaucoup de temps et d'énergie pour retrouver une véritable solidarité entre Européens. Le refus des Pays-Bas et de l'Allemagne, lors du Conseil européen du 26 mars, d'envisager des emprunts communs et de laisser chaque Etat membre faire face aux énormes et durables besoins financiers pour éradiquer le virus, montre l'ampleur du chemin à parcourir pour que l'Europe se sente vraiment européenne et que les Européens aient réellement le sentiment d'appartenir à la même communauté. 9 Etats membres avaient appelé à la création d'emprunts communs, des " coronabonds " pour lutter contre la pandémie[2].

Le cri d'alarme lancé par Jacques Delors donne une idée du caractère dramatique pris par ces débats : " le manque de solidarité fait courir un danger mortel à l'Union européenne - Le microbe est de retour ". L'acrimonie des propos tenus à cet égard par plusieurs chefs d'Etat et de gouvernement le confirme. L'Union est vraisemblablement à un tournant important. Le surmontera-t-elle ? Il sera difficile, cette fois-ci, de se contenter d'un pâle et complexe compromis, alors que plus de 20 000 Européens ont perdu la vie du fait de l'épidémie.

Lorsqu'il s'agit de vie ou de mort, tout le reste est relatif et l'émotion, souvent légitime, emporte tout sur son passage.

Nos vies ont déjà changé

L'impact de la pandémie sur la vie des citoyens et leurs relations sera durable. Il est déjà sensible. La peur habite tous les foyers et bouleverse les comportements. Le confinement produit des effets qui ne sont pas tous encore perceptibles. Eriger des murs entres les êtres après les avoir construits entre les Etats et les peuples, c'est franchir un degré de plus dans l'individualisme. L'exode urbain auquel ont donné lieu les mesures de confinement en est un bon exemple. Il a été spectaculaire en France, qui compte plus de 3,4 millions de résidences secondaires, un record en Europe. Il s'est opéré au mépris de toute mesure de sauvegarde et a dû contribuer à la diffusion du virus. Il s'est opéré tout naturellement avant d'être critiqué et que certains envisagent des mesures d'interdiction.

Les gouvernements ont obtenu des citoyens des restrictions de la liberté d'aller et venir sans précédent en période de paix. Dans quelques pays, dont la Corée du Sud, les meilleures techniques numériques ont été utilisées pour contrôler les déplacements des contaminés et plusieurs démocraties, en Europe et aux Etats-Unis s'interrogent sur la pertinence de leur utilisation, ce qui fait dire à Yuval Noah Harari que le contrôle des citoyens va désormais s'intéresser à ce qu'ils sont " sous la peau "[3], c'est-à-dire ce qui concerne leur état de santé.

Or, l'un des principes de l'Etat de droit, c'est que les restrictions aux libertés individuelles, outre leur proportionnalité et leur motivation, doivent être limitées dans le temps. Le seront-elles vraiment ? La lutte contre le coronavirus Covid-19 va mobiliser toute une série de techniques nouvelles auxquelles les gouvernements vont prendre goût.

Il n'y aura pas que des effets négatifs à cette utilisation contrainte. Les relations de travail ont recours, depuis le confinement, aux visio-conférences, remplaçant les déplacements et diminuant les contacts humains directs. Ceux-ci sont d'ailleurs modifiés par le risque de contagion et l'habitude se prend de ne plus se serrer la main, de se parler à distance respectable et d'éviter de se croiser de trop près !

La peur d'une seconde vague de contagion et la perspective de ne pas être débarrassés avant de longs mois du risque de contagion, vont modifier les comportements des citoyens de manière durable. Elles génèrent de l'anxiété, des troubles du comportement, une angoisse profonde et des questionnements existentiels. On aurait tort, donc, de sous-estimer l'impact de la situation présente sur le comportement des citoyens. Quelles en seront les conséquences sociales, politiques et économiques ?

Les économies marquées durablement

L'arrêt total des économies est sans précédent. La crise qu'il va créer sera vraisemblablement d'une ampleur inégalée depuis un siècle et l'on prévoit déjà pour l'année en cours une contradiction des richesses nationales de 10 à 15%, dépendant à l'évidence, de la durée du confinement. Les Etats et les Banques centrales ont ouvert des facilités de financement tout à fait exceptionnelles, tirant les leçons de la crise précédente et rendant un hommage posthume à J.M. Keynes et Franklin D. Roosevelt. Le " New deal " est dans toutes les têtes et nourrit tous les espoirs. Le premier choc passé, la production recommence avec l'espérance de pouvoir retrouver son rythme antérieur au mois de mai prochain.

Les montants mis à la disposition des économies - 2 000 milliards $ aux Etats-Unis, plus du double en Europe - alourdissent des dettes publiques déjà énormes et répandent l'idée fausse selon laquelle elles ne seront, de toutes façons, pas payées. Déjà certains, s'interrogeant à juste titre sur le modèle économique globalisé, en tire la conclusion qu'une opportunité s'est ouverte d'accélérer la transition écologique.

Il est vrai que le mouvement de relocalisation, qui a commencé il y a quelques années, pourrait s'amplifier, mais on ne saurait trop mettre en garde contre des espoirs ou des illusions. Avant tout il est urgent de remettre en route le moteur économique. Sans création de richesses, il n'y aura ni redistribution ni " verdissement " et effacer les pertes actuelles va prendre beaucoup de temps et d'énergie. Une vision plus stratégique des chaines d'approvisionnements sera certainement au cœur des préoccupations des dirigeants, mais on mesure combien il leur faudra de courage et d'imagination pour y parvenir. L'exemple des médicaments est, à cet égard, spectaculaire. Tout le monde souhaite que la recherche pharmaceutique soit davantage financée et que les meilleurs médicaments soient le plus disponibles possible. Mais ce sont bien les gouvernements successifs qui, pour limiter les dépenses de santé, ont imposé la production de médicaments génériques bon marché, c'est-à-dire essentiellement fabriqués dans des pays aux faibles coûts salariaux, principalement en Asie. Alors qu'ils avaient la possibilité de maîtriser les prix par le biais des politiques de sécurité sociale, et en concertation avec l'industrie, ils ont créé la dépendance, voire la pénurie, comme on a pu le constater avant même la présente crise sanitaire. La relocalisation des activités productives n'est donc pas aussi simple qu'il y parait et elle entraîne des conséquences certaines. En tout état de cause, la crise sanitaire actuelle pousse à penser en termes plus stratégiques.

Des incertitudes stratégiques plus fortes

Les penseurs stratégiques n'ont pas été étonnés par la crise engendrée par le Covid-19. Plusieurs d'entre eux avaient souligné ce risque dans des études. Aux Etats-Unis, le National Intelligence Council l'avait envisagé dès 2008 et les différents livres blancs français sur la défense l'avaient aussi identifié depuis 2013. La possibilité d'un virus violent à forte contagion figure, depuis plus de 10 ans, dans la revue des risques susceptibles de menacer les Etats. Ce n'est donc pas " une surprise stratégique " au sens convenu du terme. En revanche sa probabilité a été sous-estimée et la forme qu'a prise la contagion a surpris les systèmes de santé et de protection nécessaires pour l'enrayer. Au passage on notera avec angoisse combien ce risque est plus élevé encore, alors que le terrorisme et les provocations de certains Etats se font plus nombreux. Nul ne semble prêt à affronter une guerre chimique ou bactériologique, même contre un groupe restreint qui s'y aventurerait.

Le plus préoccupant, dans cette période d'instabilité, pourrait venir d'une attitude " opportuniste " de tel ou tel acteur, profitant de la désorganisation des administrations étatiques, pour pousser ses avantages ou prendre des gages. Les démocraties seraient-elles en mesure d'y répondre ? Si la posture des forces armées semble assurée, le risque a augmenté d'une déstabilisation régionale ou d'un enchaînement d'actions agressives volontaires ou mal maîtrisées, aux conséquences graves.

***

Jamais peut-être depuis longtemps, la nécessité de dialogue et de coopération entre Etats n'a été aussi indispensable pour résoudre la présente crise sanitaire et réduire les risques qui en découlent sur les plans politiques, sociaux, économiques et stratégiques. Or l'esprit de coopération et encore plus l'idée de solidarité ont connu un recul flagrant au cours des années qui viennent de s'écouler.

L'Union européenne, qui en est le chantre et l'exemple, doit se montrer exemplaire en son sein et tenter, sur la scène internationale, d'en être l'artisan. La résolution de la crise actuelle en dépend. La tempête que nous vivons exige de réduire la toile, de louvoyer peut-être, de changer de cap sous la pression des éléments, mais en aucun cas de lâcher la barre. Avec, comme en mer, la certitude qu'après le très mauvais temps revient toujours le calme et la sérénité.

[1] Conférence du Pr Philippe Sansonetti du 16 mars 20020 : https://college-de-france.fr

[2] Belgique, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal, Slovénie

[3] Financial Times 24 mars 2020

   

1er Avril 2020

La Fondation Robert Schuman

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