Pourquoi la loi sur le renseignement cristallise les critiques
Par Pôle Pixels et Les Décodeurs, Journalistes au Monde



Le projet de loi sur le renseignement soulève de nombreuses inquiétudes tant chez les ONG que chez les entreprises, les associations et les journalistes.

Des « pigeons » entrepreneurs du Web français aux multinationales, des journalistes aux ONG en passant par les associations : la fronde ne cesse de s'amplifier contre le projet de loi sur le renseignement examiné ces jours-ci à l'Assemblée. Affichée comme une réponse aux attentats de janvier 2015, cette loi pose en effet de sérieuses questions sur le respect des libertés et de la vie privée face à l'espionnage opéré par les services secrets français dans le cadre de leurs missions.

        Pourquoi cette loi ? Quel en est le contexte ?

L'encadrement juridique des services de renseignement en France est bien moins développé que dans d'autres pays comparables. La principale loi qui en borde les activités date de 1991. Même si des aménagements ont été apportés depuis, les défenseurs de la loi et l'immense majorité des opposants sont d'accord pour dire qu'un cadre renouvelé prenant en compte les progrès techniques (Web, téléphones portables, réseaux sociaux) et les nouvelles menaces, terroristes notamment, était nécessaire.



La nouvelle loi entend d'une part délimiter les finalités des services de renseignement, c'est-à-dire les raisons pour lesquelles ils peuvent réclamer de surveiller quelqu'un. D'autre part, elle légalise des techniques de collecte de renseignement en les inscrivant dans le droit, notamment la collecte de certaines données sur Internet. Enfin, elle rénove les mécanismes de contrôle en remplaçant notamment la CNCIS (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité), l'autorité qui contrôle les demandes des services de renseignement, par la CNCTR (Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement).

Cette nouvelle loi, débattue quelques mois seulement après un précédent texte voté fin 2014, arrive donc dans un contexte particulier, celui d'une France « en guerre » après les attaques meurtrières contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, comme l'a expliqué le député UMP Eric Ciotti à l'ouverture des débats parlementaires.

Dès le 7 janvier, des voix avaient appelé à un « Patriot Act à la française », du nom des lois adoptées aux Etats-Unis dans le sillage du 11-Septembre, qui généralisaient la surveillance et en étendaient grandement les moyens. Mais des députés ont aussi déploré que le contexte des attentats de janvier écrase toute possibilité de débats. Le recours par le gouvernement à la procédure accélérée, qui limite le nombre de fois où le texte est examiné par le Sénat et l'Assemblée nationale, a également été critiqué.

        Quels sont les principaux points contestés ?

La loi contient une foule d'articles, sur des domaines variés du renseignement. Quelques points concentrent cependant les reproches, et pour plusieurs raisons.

Les finalités, c'est-à-dire le rôle des services de renseignement, au service « de la prévention du terrorisme » et de la défense « de l'indépendance nationale » ainsi que de « l'intégrité du territoire ». Mais pas seulement. La « criminalité et la délinquance organisées » font aussi partie du domaine de compétence du renseignement.



Certains opposants craignent que cette définition large ne puisse servir à surveiller des manifestants ou des journalistes. Malgré de nombreux amendements, les finalités n'ont pas été modifiées par les députés à l'issue de la première séance d'examen de la loi à l'Assemblée.

La CNCTR. Cette nouvelle autorité de contrôle doit rendre un avis – consultatif – à chaque demande de surveillance émise par les services auprès du premier ministre, avant que la surveillance ne soit mise en place.

Ses détracteurs estiment que le pouvoir de contrôle de cette commission ne pourra pas compenser le rôle prépondérant du premier ministre, qui peut outrepasser sa décision. C'est ce qu'a par exemple fait valoir Hervé Morin, ancien ministre de la défense et aujourd'hui député UDI, pendant les débats à l'Assemblée : « La démocratie, c'est attribuer à des pouvoirs des contre-pouvoirs aussi forts, seuls remparts contre l'arbitraire » a-t-il déclaré en paraphrasant Montesquieu.

Ils insistent également sur les diverses situations, par exemple en cas d'urgence, qui justifieront que les services contournent la commission. Les opposants craignent, à l'instar de Jean-Marie Delarue, président de la CNCIS (que remplacera la CNCTR), que les services puissent « organiser leur propre urgence absolue ».

Quant à la possibilité d'un recours offert à chaque citoyen devant la CNCTR et le Conseil d'Etat en cas de suspicion de surveillance indue, les opposants le juge bien théorique dans le cadre d'activités de surveillance secret défense et donc a priori inconnues de la personne ciblée.

Les « boîtes noires ». La loi veut instaurer la possibilité de traiter automatiquement la surveillance, via des dispositifs qui analysent les métadonnées (non pas le contenu d'une conversation, mais plutôt qui parle à qui, qui se situe où et quand, etc.) à l'aide d'un algorithme. Ces dispositifs, surnommés « boîtes noires », installés chez les fournisseurs d'accès, surveilleraient tout le trafic Internet automatiquement, et alerteraient en cas de comportement jugé susceptible d'être annonciateur d'un acte terroriste. Les métadonnées sont de plus en plus précieuses pour les services de renseignement et informent souvent davantage sur un suspect que le contenu de ses conversations.



Les opposants s'interrogent sur la capacité de la CNCTR à contrôler réellement un algorithme aux modalités opaques car définies par les services de renseignement, et au-delà, sur les implications de la délégation à un programme informatique d'un pan crucial de l'activité de renseignement antiterroriste.

La stratégie de collecte de données. Au-delà des seules boîtes noires, la loi élargit les modalités selon lesquelles les services pourront accéder aux métadonnées et légalisent de nouvelles techniques de renseignement comme les IMSI-catcher (fausses antennes qui permettent d'intercepter les conversations téléphoniques). La loi risque de démultiplier les données susceptibles d'intéresser les services de renseignement, notamment en matière d'antiterrorisme.

Mais quid de l'intendance ? La tuerie de Charlie Hebdo a montré que les services français – aveuglés par la masse des départs de jeunes en Syrie – avaient délaissé les vétérans du djihad à l'image des frères Kouachi, passés sous les radars avant d'agir.

        Que répond le gouvernement ?

Celui-ci tient une ligne de défense simple : les critiques ne correspondraient pas au contenu réel de la loi. Le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve se dit ainsi « extrêmement surpris du décalage qui existe entre les commentaires qu'on fait sur cette loi et sur ce qu'elle contient exactement », tandis que le premier ministre Manuel Valls dénonce des « malentendus », voire « les fantasmes, les attentes disproportionnées, les critiques sévères » ainsi que « les raccourcis [qui] confinent à la caricature ».

La communication du gouvernement s'est notamment accompagnée de la publication d'un « vrai/faux », forcément partial, sur le contenu du fameux projet de loi.

Les partisans du texte insistent sur le fait que la CNCTR sera dotée, pour la première fois, d'un pouvoir d'enquête et d'accès à des documents secrets, et pourra également saisir le Conseil d'Etat si elle estime que les services ne respectent pas la loi. Les soutiens du texte insistent aussi sur la possibilité de recours ouverte aux citoyens qui estiment être sous surveillance.



Le gouvernement se défend de pratiquer la surveillance de masse et rappelle que lorsqu'un suspect sera identifié grâce à cet algorithme, le processus de demande individualisée de surveillance sera de nouveau activé.

Ses partisans se réfugient notamment derrière le fait que la plupart des pratiques existent déjà de fait et qu'il s'agit surtout de leur donner un cadre légal. Contre les détracteurs qui qualifient le projet de « loi liberticide », Manuel Valls soutient que les données collectées sont anonymes et ne seront pas conservées, que seuls les individus identifiés comme de potentielles menaces terroristes seront placés sous écoute, et qu'une commission de contrôle et un droit de saisie du Conseil d'Etat par les citoyens seront mis en place afin de servir de garde-fous.

15 Avril 2015

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