La Réinvention du Politique
“Les participants de ‘Nuit debout’ veulent repenser le système politique dans son ensemble”
Par Mathieu Dejean



Nicolas Framont, sociologue, enseignant à l’université Paris-Sorbonne, auteur de Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter (éd. du Bord de l’eau), co-rédacteur en chef de la revue Frustration, analyse l’émergence du mouvement “Nuit debout”, et ses perspectives à moyen terme. Entretien.

Ce qui se passe depuis le 31 mars place de la République à Paris, et désormais sur plusieurs places publiques partout en France sous le nom de “Nuit debout”, est-il une manifestation du dégoût de la politique institutionnelle, plus qu’une simple opposition à la loi “El Khomri” ?

Nicolas Framont – Il y a en effet une double dimension de la dynamique “Nuit Debout” : les initiateurs du premier soir d’occupation de la place de la République sont des syndicalistes, militants ou simples citoyens engagés contre la loi “El Khomri” mais désireux de ne pas se cantonner à une attitude défensive face à la dérégulation du droit du travail. Dès le départ, il s’est agi de traiter la loi “El Khomri” comme le symptôme d’un mouvement généralisé d’affaiblissement des droits des salariés, mais aussi comme une preuve que la classe politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, “travaille” davantage pour les grandes entreprises et les riches que pour la majorité des citoyens. C’est pourquoi, une fois que le mouvement “Nuit Debout” s’est installé dans la durée, la loi “El Khomri” n’est pas restée le cœur de la discussion. Ce n’est pas pour autant qu’elle est évacuée du débat.



Mais je crois que c’est en quelque sorte “son monde” qui provoque le dégoût de la foule de la place de la République : la logique libérale qu’elle porte ainsi que les institutions politiques qui ont permis qu’un gouvernement élu avec un mandat “de gauche” a priori en faveur des salariés fasse une politique clairement “de droite”. Si de nombreux participants veulent repenser le système politique dans son ensemble c’est donc parce qu’il a permis quelque chose comme la loi “El Khomri” : une mesure impopulaire, perçue comme plus favorable à la minorité riche qu’à la majorité, mais qui, dans l’état actuelle de nos institutions, pourra tout de même être adoptée. D’où le terme d'”oligarchie” qui revient dans la bouche de nombreux intervenants lors des Assemblées Générales de “Nuit Debout”. Entre temps, le scandale des “Panama papers” est venu mettre de l’huile sur le feu : l’idée que banques, grandes fortunes et responsables politiques ont pu jouer en toute impunité au jeu de l’évasion fiscale et de la dissimulation d’avoirs nourrit aussi la défiance envers les institutions de “Nuit Debout”. Opposition à la loi “El Khomri” et dégoût de la politique institutionnelle sont donc intrinsèquement liés.

Selon vos observations, qui sont ces noctambules prêts à passer des heures en Assemblée générale plusieurs jours d’affilée, à organiser des “commissions” et à faire converger les luttes ?

C’est forcément difficile à observer car la composition du mouvement évolue selon les jours et les heures, mais je crois qu’il faut distinguer plusieurs profils de participants à “Nuit Debout” : il y a d’abord ceux qui y passent une grande partie de leur temps, nuit et jour, pour faire tenir l’occupation de la place, la protéger et en assurer la logistique et l’organisation. Ce noyau dur est constitué de gens qui ont des situations personnelles et professionnelles qui permettent cet engagement total : des étudiants qui ont des horaires plus flexibles, des professionnels des arts et du spectacle, mais aussi des chômeurs. On peut rencontrer aussi des gens qui, frappés par la dynamique du mouvement, ont pris une semaine de congé pour s’y investir pleinement, mettant parfois leurs compétences professionnelles au service du mouvement (par exemple des infirmiers, graphistes, communicants, cuisiniers…). On trouve aussi des entrepreneurs et auto-entrepreneurs et j’ai vu aussi plusieurs personnes sans domicile fixe assister aux débats et bénéficier de l’hospitalité du mouvement.



Il me semble que la moyenne d’âge de ce noyau dur tourne autour de la trentaine. C’est la catégorie de participants qui est la plus visible et médiatisée, mais je ne pense pas que cela constitue le gros des troupes. Car il y a aussi des participants réguliers mais plus limités dans leurs disponibilités : ce sont ceux qui sont présents en fin de journée, qui assistent aux discussions de commissions (des cercles de débats thématiques : fonctionnement, économie, constitution, etc.) et qui prennent part à l’Assemblée Générale, qui a lieu vers 19h-20h. Eux ne restent pas forcément la nuit, mais ils constituent en fait le gros du mouvement. Enfin, la place de la République étant un lieu très passant situé aux carrefours de grands axes de la capitale, de nombreux badauds s’y arrêtent, écoutent, regardent, discutent un peu, et parfois prolongent leur visite. C’est un type de visiteur qu’on reconnaît puisqu’ils sont souvent peu initiés aux règles de fonctionnement des débats. A force de passage ils finissent par oser prendre la parole et deviennent parfois des participants plus réguliers.

Ce mouvement doit beaucoup au film Merci patron !, et à son réalisateur François Ruffin, qui a à cœur de faire se rencontrer différentes classes sociales. Cette rencontre a-t-elle lieu concrètement pour le moment place de la République ?

Les participants de “Nuit Debout” sont en général très attentifs aux inégalités de participation, et il y a par exemple un réel effort qui est fait pour inciter et pousser les femmes à prendre la parole, car il est vrai que dans ce genre d’assemblée où l’on parle fort et où l’on débat les hommes sont souvent plus à l’aise. En ce qui concerne la discrimination sociale, je crois qu’il y a une vraie conscience de la nécessité de sortir d’un “entre-soi” comme l’a d’ailleurs défendu François Ruffin lors d’une de ses interventions en AG. On incite par exemple les intervenants à utiliser un vocabulaire accessible à tous, à éviter les références intellos et pompeuses, souvent mal vues. Il y a une réelle bienveillance à l’égard d’intervenants moins initiés aux codes du militantisme et du mouvement social. Pourtant, le mouvement ne parvient pas à sortir complètement de l’homogénéité sociale propre au militantisme et aux mouvements sociaux en France : une surreprésentation des classes moyennes diplômés, exerçant des professions artistiques ou intellectuelles. Cela tient à plusieurs facteurs. D’abord, on parle d’un mouvement qui est situé place de la République à Paris, au cœur de quartiers qui ont été gentrifiés et qui donc comptent de moins en moins d’habitants de classes populaires. Mais comme d’autres “Nuit Debout” se créent un peu partout en France, y compris dans des petites villes (et en région parisienne avec la création de “Banlieues Debout”), ce biais géographique va certainement jouer de moins en moins et le mouvement peut se démocratiser.

Ensuite, malgré tous les procédés mis en place pour intégrer des citoyens de toutes catégories sociales, la disponibilité horaire réclamée par la participation au mouvement exclue de nombreuses personnes. Le temps est le facteur le plus discriminant dans la participation à Nuit Debout. Pour assister à l’intégralité des AG il faut avoir sa soirée de libre, ce qui exclue de fait les gens avec enfants, ceux qui travaillent le soir ou de nuit, ou tout simplement ceux qui sont fatigués par leur travail. Or, on sait qu’en France, ceux qui ont le plus de contrôle sur leurs horaires sont les personnes les plus diplômés, à l’emploi le plus stable, plutôt cadres et professions intellectuelles supérieures, ou occupant des emplois culturelles et artistiques aux horaires flexibles. Ce sont ceux que Louis Maurin appellent les “maîtres du temps”, qui sont privilégiés dans ce genre de mouvement, au détriment de tous ceux qui n’ont pas de contrôle sur leurs horaires.



Il y a une tension évidente entre démocratie et temps : les participants aux AG estiment pour l’instant qu’elles doivent pouvoir durer longtemps afin de favoriser la recherche d’un consensus et de permettre l’expression d’un maximum de personnes. Ce qui a pour effet pervers de rendre tardif leur fin, excluant les gens “de passage”, ceux qui ne peuvent se permettre de passer la soirée et la nuit, et qui sont plutôt des ouvriers, employés, précaires, qui ont une faible marge de manœuvre horaire. Un mouvement comme Nuit Debout souffre donc de l’instabilité horaire créée par la flexibilité au travail grandissante, flexibilité potentiellement augmentée par des mesures comme la loi “El Khomri”. “Nuit debout” n’a pas encore résolu cette tension entre démocratie et temps mais, au moins, se pose la question.

Dans les prises de parole, une conviction semble être largement partagée : que le changement ne passera plus par les urnes. Quelles sont les capacités d’un tel mouvement à réellement changer les choses ?

Ce sont des choses qu’on pourra évaluer plus tard, si le mouvement s’étend et se solidifie. Pour l’instant, à cause de son manque relatif de représentativité sociale – qui est un phénomène qui touche, je le répète, tous les mouvements politiques et sociaux en France et “Nuit Debout” plutôt moins que les autres – il n’a pas, je crois, la légitimité suffisante pour concurrencer les formes électorales. Ensuite, je pense qu’il faut qu’il gagne en structuration et que son fonctionnement se peaufine pour incarner une forme juste et efficace de délibération politique.



Cependant, c’est un mouvement très populaire, qui fait des émules dans toutes les villes de France, alors que les élections comptent de moins en moins de participants en France depuis vingt ans. La question est donc: est-ce que la masse d’abstentionnistes français s’identifiera au mouvement Nuit Debout et y participera ? Car pour l’instant, il me semble que le mouvement ne rassemble que les abstentionnistes les plus politisés. Or, une grande partie de ceux qui ne votent plus en France sont des gens désespérés : ils sont écœurés par l’injustice du système, voient dans chaque nouveau parti un nouveau mensonge et d’énièmes promesses qu’on ne tiendra pas, et leur scepticisme est grand.
Je pense qu’un tel mouvement parviendra à changer les choses s’il parvient à proposer un système politique et économique alternatif, qui soit à la fois réaliste et qui modifie en profondeur l’actuel, qui suscite le dégoût d’une grande partie de nos concitoyens. Cela peut sembler paradoxal, mais changement radical ne veut pas forcément dire utopie : cela peut-être une nouvelle constitution, de nouvelles règles économiques, de nouvelles institutions, mais c’est un énorme chantier et il faudra une organisation pérenne et efficace pour le mener à bien.

Sa transformation en parti politique, à l’image de Podemos, est-elle envisageable ?

Au stade où nous en sommes, cela semble impensable : pour l’instant les participants à “Nuit Debout” ont des opinions très différentes sur ce qu’il convient de faire, même si leur critique du système politique et économique est commune. Les multiples cercles de discussion et les assemblées servent pour l’instant à exposer des points de vue divers et leur unification dans un même corpus idéologique et programmatique n’est pas à l’ordre du jour. Toutefois, ces nombreuses discussions permettent d’élaborer de nouvelles pensées politiques, d’esquisser des solutions économiques, de proposer des solutions aux problèmes sociaux et écologiques. Elles provoquent des rencontres entre personnes, politisent beaucoup de gens, et donc favoriseront sans doute la reconfiguration de l’espace politique et idéologique français.



Pour autant, il faut bien rappeler que si “Nuit Debout” a été lancé, c’est précisément parce que les ses initiateurs ne voyaient pas dans les partis politiques le moteur adéquat du changement politique. Et si les militants politiques sont les bienvenus, leurs partis ne le sont pas : personne ne s’exprime au nom d’une organisation politique constituée, et ce serait très mal vu. Les participants sont échaudés par l’expérience du Parti Socialiste, passé d’hériter du mouvement ouvrier à organisation carriériste et beaucoup s’accordent à dire que le parti n’est plus une forme d’organisation efficace et digne de confiance. Sur la place de la République on entend aussi souvent parler de l’échec de Syriza, le parti de gauche radicale du premier ministre grec d’Alexis Tsipras, qui a fini par capituler devant la politique imposée par Bruxelles. Cette figure repoussoir augmente la méfiance envers la forme-parti. Les fondateurs de Podemos avaient bien conscience du sentiment anti-parti en Espagne, et ont tenté de fabriquer une structure qui n’en soit pas un. On ne sait d’ailleurs pas trop si le pari est tenu…

Que pensez-vous de l’attitude des politiques vis-à-vis de “Nuit debout”, de Cambadélis qui le compare à “Hyde Park” à Mélenchon qui déclare qu’il “aimerait bien être récupéré” par le mouvement ?

Je crois que Cambadélis est l’archétype de la politique telle qu’elle est dénoncée par les intervenants des AG de “Nuit Debout” : il est un politicien professionnel, un homme d’appareil, responsable du parti à l’initiative de la loi “El Khomri”. Sa réaction traduit bien l’embarras des partis de gouvernement face à “Nuit Debout” : ils ne peuvent pas dénoncer le mouvement car ils voient bien que c’est dans l’air du temps et ils n’ont concrètement rien à lui reprocher. Anne Hidalgo a tenté de parler de “privatisation de l’espace public”, ce qui était plutôt maladroit pour qualifier un espace de discussion libre ouvert à tous. Mais dans le même temps ils savent qu’ils sont la principale cible du mouvement. La seule chose qu’ils peuvent faire c’est le ridiculiser en le comparant à une fête de village, mais on imagine bien les comparaisons que les participants de “Nuit Debout” pourraient leur renvoyer concernant l’Assemblée Nationale…



Quant à Jean-Luc Mélenchon, il a l’avantage d’avoir déjà cherché à incarner plus ou moins adroitement quelque chose de similaire à l’esprit de “Nuit Debout” en lançant sa campagne “garantie sans appareils de partis” et faisant appel à l’auto-organisation des soutiens. Il comprend donc la logique du mouvement, notamment parce que nombre de ses militants y participent en leur nom propre. Je pense qu’il a conscience du fait que ce serait catastrophique pour lui de chercher à s’imposer à “Nuit Debout”. Il espère donc voir ses idées émerger dans le mouvement plutôt que de venir les y implanter artificiellement. Et son vœu est partiellement exhaussé : on entend beaucoup parler de nouvelle constitution, de République Sociale, de nationalisation des banques et de taxation des hauts revenus place de la République. Si le tribun Mélenchon y serait très mal vu, les idées que lui et d’autres portent sont sur la table. Mais la démocratie de “Nuit Debout” évolue chaque jour et il aurait tort de crier victoire trop vite.

Propos recueillis par Mathieu Dejean
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10 Avril 2016



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