Réfugiés : une photo pour ouvrir les yeux
Par Jérôme Fenoglio

Edito d'ISF : Nous attirons l'attention sur le drame des migrants depuis de nombreuses années. Nous avons demandé que soit organisée une conférence internationale pour essayer de résorber cette crise, de juguler ce qui n'est pas un simple problème d'organigramme. L'écho rencontré a été au mieux poli, mais — hélas — rarement décisif. Aujourd'hui, l'Europe entière réalise la brutalité de ce qui se passe. La presse française à l'exception du Monde "n'a pas eu le temps de publier" cette image. Nous ne voulons pas prendre parti, car nous pensons qu'il n'y a pas de camps adverses, mais simplement montrer un pan insupportable de la réalité que nous souhaitons voir traité en termes politiques, pas le 14 septembre, pas dans trois mois, mais dès maintenant. Chaque leader européen doit avoir à l'esprit l'indispensable nécessité de la solidarité continentale et faire le travail concerté qui reste à accomplir. Alors nous pourrons dire, même si ce n'est pas vrai, que ce bébé n'est pas mort pour rien. A charge pour nous de ressusciter l'esprit européen réel, l'idéal humaniste soumis à rude épreuve de l'Union européenne.


Il s’appelle Aylan Kurdi, il est âgé de 3 ou 4 ans. Un petit corps sans vie échoué sur une plage turque. C’est un enfant syrien qui fuyait la guerre, avec sa famille. Ils voulaient gagner l’Europe, en l’espèce la Grèce, par la Turquie. Leur embarcation comptait au moins onze personnes à bord. Elle a sombré quelque part au large de l’île de Kos. Le mer a rejeté certains des corps sur une plage turque. Et, un peu à part, tout seul, celui de ce petit bonhomme en tee-shirt rouge et pantalon de survêtement bleu, qui restera comme l’emblème de cet afflux migratoire sans précédent que nous ne voulons pas voir. Ou pas assez.

Le Monde a déjà publié des photos d’enfants morts, notamment lors de l’attaque chimique d’un quartier de Damas par la soldatesque de Bachar Al-Assad (Le Monde du 23 août 2013). Nul voyeurisme, nul sensationnalisme, ici. Mais la seule volonté de capter une part de la réalité du moment.

Cette photo, celle de l’enfant, témoigne très exactement de qui se passe. Une partie du Proche-Orient s’effondre à nos portes. Des Etats qui étaient des piliers de la région se décomposent – la Syrie et l’Irak, notamment. Les pays voisins immédiats croulent sous une masse de réfugiés qui représentent souvent près du quart de leur population – en Jordanie et au Liban. Ces Etats-là, si l’on n’y prend garde, vont commencer à vaciller à leur tour.

L’exode ne fait que commencer

Par dizaines de milliers, chaque mois, chaque semaine, Syriens, Irakiens, mais aussi des Afghans et d’autres, fuient. Nos querelles juridiques sur l’exacte nature de ces migrants ont quelque chose de ubuesque. Aux termes de conventions datant de l’immédiat après-guerre, il y aurait les migrants économiques et les migrants politiques : les premiers fuient la misère, les autres les persécutions politique et la guerre. Ils n’ont pas les mêmes droits.

Mais l’enfant, lui, l’enfant de la plage, le petit Aylan, où faut-il le ranger ? La vérité est que ce ne sont plus seulement des hommes jeunes en quête d’emploi et d’un avenir meilleur qui forment le flux migratoire de l’heure ; ce sont des familles entières, femmes et enfants compris, qui fuient et la misère et les combats. Il faudra encore des années avant que le mélange de guerres civiles, religieuses et régionales nourrissant le chaos proche-oriental ne s’apaise. L’exode ne fait que commencer, il ne s’arrêtera pas de sitôt. Et l’Union européenne est sa destination naturelle.

Ni angélisme ni leçon de morale

Peut-être faudra-t-il cette photo pour que l’Europe ouvre les yeux. Et comprenne un peu ce qui arrive. Pas d’angélisme : on ne fait pas de bonne politique sur de l’émotion. Pas de leçon de morale : nos Etats-providence, encore malmenés par la crise de 2008, lourdement endettés, faisant souvent face à un chômage massif, en proie, pour certains, à un malaise identitaire sérieux, sont désemparés face à l’afflux des migrants. Nos démocraties sont naturellement perméables aux mouvances protestataires les plus démagogiques – championnes du « y a qu’à » et autres solutions toutes faites.

Tout cela est vrai, comme il est exact que l’accueil de populations étrangères pose effectivement nombre de difficultés, qu’il est irresponsable de nier. Mais, enfin, l’Europe est déjà passée par là. La seule France a su, dans les années 1920, alors qu’elle comptait 37 millions d’habitants, recevoir quelque 140 000 Arméniens. On trouvera d’autres exemples. Tellement décriée, ici et là, notre Union européenne nous a tout de même appris à gérer ensemble des politiques complexes et difficiles. Nos Etats-providence savent faire face à des situations d’urgence. Nos sociétés civiles sont tissées de liens associatifs qui ont fait leur preuve, dès lors que l’opinion était convaincue de la justesse de telle ou telle cause.

Il ne faut pas se tromper. Dans quelques années, les historiens jugeront les Européens sur la façon dont ils ont accueilli ceux qui fuyaient la mort sous les bombes, l’esclavage sexuel, les persécutions religieuses, les barils de TNT sur leurs quartiers, l’épuration ethnique. Dans les livres d’histoire, le chapitre consacré à ce moment-là s’ouvrira sur une photo : celle du corps d’un petit Syrien, Aylan Kurdi, noyé, rejeté par la mer, un sinistre matin de septembre 2015.

3 Septembre 2015

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