La Banque mondiale dans la gueule du loup


Par Pascal RICHE



Pour diriger la «banque du développement», Bush a proposé Paul Wolfowitz, son faucon en chef. Essentiellement intéressé au maintien de la puissance américaine, ce théoricien va-t-en-guerre et néoconservateur n'en a pourtant pas le profil.

Au loup ! Depuis que George W. Bush a proposé celui qu'il appelle «Wolfie» pour diriger la Banque mondiale, un vent de panique agite le village global. Les diplomates s'alarment, les ONG spécialisées dans le développement hurlent à la «provocation», les employés de la Banque mondiale se demandent ce qui leur est tombé sur la tête, et certains organisent déjà la «résistance». Car Paul Wolfowitz, numéro 2 du Pentagone, est l'incarnation de tous les maux du premier mandat de Bush : chef de file des néoconservateurs, théoricien de la guerre préventive, architecte de l'invasion de l'Irak, chantre de l'unilatéralisme...

Les gouvernements européens, qui théoriquement peuvent mettre leur veto (1), enragent en coulisse, mais ne tiennent pas à rouvrir les récentes plaies. Ils se sont, semble-t-il, résignés . De Bruxelles, hier, le chancelier allemand Gerhard Schröder a donné le ton: Wolfowitz «ne suscite pas des débordements d'enthousiasme en Europe» , mais sa nomination «n'échouera pas à cause de l'Allemagne et j'ai l'impression qu'elle ne sera pas bloquée par les autres (pays) en Europe.» Wolfowitz s'active pour faire oublier son image de «velociraptor», une étiquette que lui avait collée un jour The Economist , à la recherche d'un superlatif de «faucon». Il a donné plusieurs interviews, dans lesquelles il jure qu'il n'entend pas se servir de la Banque mondiale pour bouleverser l'organisation et y imposer un quelconque programme politique.

Le plus puissant des «neocons»


Ses défenseurs s'affligent des «caricatures» qu'on dresse de lui. Wolfowitz est certes plus un spécialiste de la défense que du développement, mais il n'est pas moins qualifié que ses prédécesseurs, arguent-ils. Sous Reagan, il a été secrétaire d'Etat adjoint pour l'Asie du Sud-Est et ambassadeur en Indonésie. De plus, n'a-t-il pas acquis, au Pentagone, l'expérience de la gestion d'une immense bureaucratie ? «Je le connais depuis vingt ans. Il n'est pas cet idéologue de bande dessinée qu'on fait de lui. Il est très pragmatique et sa carrière montre qu'il n'a rien d'un illuminé», soutient Gary Schmitt, directeur du club de néoconservateurs Project for a New American Century. Mais, pour être subtil, il n'en est pas moins dangereux. S'il est nommé, prévient Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, l'organisation deviendra «l'instrument explicite de la puissance américaine». Comment ne pas redouter de voir arriver, à la tête d'une des plus grosses tirelires du monde, un homme qui considère que le leadership consiste à «montrer à vos amis qu'ils seront protégés, à vos ennemis qu'ils seront punis et à ceux qui refusent de vous soutenir qu'ils le regretteront» ?

A 61 ans, Wolfowitz est le plus puissant des «néoconservateurs», ces intellectuels issus de la gauche qui ont, essentiellement pour des raisons de politique étrangère, viré à droite dans les années 60 ou 70. Les neocons estiment que les Etats-Unis forment une combinaison unique, à la fois superpuissance et démocratie et ont le devoir de faire reculer les tyrannies. «Pour Paul, la puissance américaine n'est pas une fin en soi, c'est un instrument pour améliorer le monde», assure Charles Fairbanks, spécialiste de l'Asie centrale, qui connaît Wolfowitz depuis l'université.

Certains néoconservateurs ont viré vraiment à droite, d'autres restent ouverts sur les sujets de société. A écouter ceux qui le connaissent, c'est le cas de Wolfowitz, qui n'a jamais vécu dans un bocal conservateur. «Sa petite amie est une féministe arabe...» (2) glisse l'un de ses supporteurs, pour démontrer qu'il est à cent lieux de l'étroitesse d'esprit de la droite religieuse américaine. «Petite amie» ,«féministe» ,«arabe» : les trois mots sont importants.

Le protégé du «Dr Folamour»

Le père de Wolfowitz, Jacob, était un juif polonais, mathématicien, dont les parents se sont installés aux Etats-Unis en 1920. En Pologne, la presque totalité de sa famille a péri dans les camps nazis. Jacob Wolfowitz avait l'habitude de répéter à ses enfants combien ils avaient de la chance d'avoir échappé aux horreurs du totalitarisme et d'avoir pu être élevés aux Etats-Unis. Selon la soeur de Wolfowitz, qui vit aujourd'hui en Israël, l'un des fréquents sujets de conversation, à la table familiale, portait sur la responsabilité morale des Etats-Unis vis-à-vis du monde.

Lycéen, Paul Wolfowitz soutient la campagne de Kennedy. A 19 ans, il participe au grand rassemblement pour les droits civiques des Noirs à Washington, dont le clou fut le «rêve» de Martin Luther King. Il étudie les mathématiques à l'université de Cornell (New York), où son père les enseigne, et s'apprête à se consacrer à une carrière de biochimiste. Là, le flamboyant professeur Allan Bloom, dépeint sous les traits de «Ravelstein» dans le roman à clés de Saul Bellow (3), le prend sous son aile. Bloom est un disciple de Leo Strauss, philosophe en rébellion contre la modernité et le relativisme, qui deviendra l'icône des néoconservateurs. Il convainc l'étudiant de laisser tomber la biochimie et de suivre sa passion, la science politique. Wolfowitz s'inscrit à l'université de Chicago, où Leo Strauss enseigne. Son intelligence impressionne : «Quand on jouait aux cartes, il gagnait toujours. Il calculait, il savait ce que les autres joueurs avaient en main», se souvient Charles Fairbanks. Il est repéré par le mathématicien et stratège Albert Wohlstetter. Inspirateur de la doctrine nucléaire américaine, il considère l'idée de détente comme une dangereuse folie (ses théories, radicales, ont inspiré le Dr Folamour de Kubrick). La guerre du Vietnam fait rage. Wolfowitz y est plutôt favorable, mais pas jusqu'à se porter volontaire : ses études lui permettent d'y échapper.

«S'assurer qu'aucune autre superpuissance n'émerge»

Après quelques années d'enseignement à Yale, il rejoint le Pentagone, par l'entremise de son mentor Wohlstetter. A Washington se forme un réseau des protégés du mathématicien, animé par Richard Perle, alors conseiller du sénateur démocrate et anticommuniste Henry «Scoop» Jackson. Le but de ce petit club est de combattre la stratégie de coexistence pacifique d'Henry Kissinger, sa bête noire. A partir de là, pendant vingt ans, Wolfowitz fera des allers et retours entre le Pentagone et le département d'Etat, se distinguant par sa propension à imaginer des menaces sur la sécurité du pays. Sous Ronald Reagan, leader quasi idéal à ses yeux, il passe du Parti démocrate au Parti républicain.

A la fin de la première guerre du Golfe, en 1991, il s'efforce de convaincre George Bush père de déloger militairement Saddam Hussein, qui s'emploie alors à écraser dans le sang les rébellions chiites et kurdes. Il perd face à la ligne légaliste et prudente incarnée par Colin Powell, à l'époque chef d'état-major interarmes.
C'est après la chute de l'Union soviétique que Wolfowitz s'impose comme le «théoricien» des néoconservateurs. Les faucons sont un peu perdus, leur ennemi ayant disparu. Que faire si c'est «la fin de l'histoire» ? Wolfowitz, en charge de la stratégie politique au Pentagone, suggère de saisir ce moment historique : l'unipolarité soudaine du monde, juge-t-il, doit être prolongée le plus longtemps possible. En 1992, un document, rédigé par ses services, suggère sans ambages que désormais «la mission politique et militaire des Etats-Unis» est de «s'assurer qu'aucune autre superpuissance n'émerge» . Le texte fait l'objet d'une fuite, provoquant un scandale. Le président Bush ordonne qu'il soit entièrement réécrit. La version initiale, document fantôme, devient un mythe dans les rangs néoconservateurs.

L'obsession irakienne


Retourné au monde universitaire sous Clinton, comme doyen de la Sais (School for Advanced International Studies) à Washington, Wolfowitz ne cesse d'appeler à la confrontation avec l'Irak. En octobre 1998, George W. Bush l'enrôle dans son équipe de campagne pour seconder Condoleezza Rice. Secrétaire adjoint à la Défense, après le 11 septembre, il plaide sans relâche pour le renversement de Saddam Hussein. Lors d'un séminaire à Camp David, quatre jours après les attentats, il se fait si insistant que George W. Bush doit le faire rappeler à l'ordre. Au début, sa lubie semble saugrenue ; mais patiemment, toujours prudent, toujours loyal, «Wolfie» saura convaincre Bush que la chute du régime irakien est la clé d'une évolution positive au Moyen-Orient...

Cet homme peut-il devenir le président de la Banque mondiale ? A la différence de bien d'autres faucons américains, tel John Bolton, juste nommé ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'ONU, il affiche une forme d'idéalisme. Son ami Fairbanks assure que l'un de ses moteurs est sa «sensibilité à la souffrance des hommes». On l'a même vu se faire un jour huer, lors d'un congrès pro-israélien, parce qu'il avait évoqué celle du peuple palestinien.

Sous Reagan, lorsqu'il s'occupait de l'Asie au département d'Etat, il a encouragé plusieurs régimes asiatiques à l'ouverture et il a joué un rôle non négligeable dans la chute du dictateur philippin Ferdinand Marcos. Mais le problème de fond, avec Wolfowitz, c'est qu'il a toujours raisonné en termes de projection du pouvoir américain, une habitude dont il risque d'avoir du mal à se défaire à la Banque mondiale. «Wolfowitz a eu de jolis mots pour expliquer comment le tsunami avait inspiré son envie de se consacrer au développement (4). Mais gare ! c'est essentiellement un homme qui s'énerve si d'autres pays ne font pas ce que les Etats-Unis veulent», prévient Steve Clemons, spécialiste des questions économiques internationales à la New America Foundation. Lorsqu'on demande aux amis de Wolfowitz ce qui le motive le plus, entre l'amélioration du sort du monde et le maintien de la puissance de l'Amérique, ils haussent les épaules. Car, explique Gary Schmitt, la conviction profonde de l'aspirant patron de la Banque mondiale est que «l'un et l'autre coïncident».

jeudi 24 mars 2005

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(1) Par tradition, les Américains choisissent le président de la Banque mondiale, et les Européens, le directeur du FMI. Le candidat doit être confirmé par les 24 membres du conseil d'administration de la Banque, qui représente 184 pays. Les pays européens ont 30 % des voix, les Américains 16 %.
(2) Citoyenne britannique née à Tunis et élevée en Arabie Saoudite, Shaha Ali Riza,
51 ans, s'occupe des relations extérieures du département Moyen-Orient et Afrique du Nord à la Banque mondiale. Elle est, comme Wolfowitz, divorcée.
(3) Dans Ravelstein, Wolfowitz apparaît sous les traits de Philip Gorman, le contact du professeur homosexuel au Pentagone.
(4) Wolfowitz affirme qu'il a commencé à apprécier ce poste lors de sa visite sur les lieux du désastre, le 26 décembre.

 
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