Remarques sur l'économie dématérialisée
Par Gilles Marchand




Face à l'abandon et à la perte de repères dans des formes abstraites et virtuelles de fonctionnement, les économies occidentales et mondiales disposent d'alternatives qui s'avèrent opérantes sans pour autant revenir en arrière. Retour-vers-le-futur.com...


Nous sommes tous, ou en tout cas la grande majorité d'entre nous, victimes d'illusions d'optique qui peuvent s'avérer particulièrement préoccupantes. La mise en équation des économies occidentales de plus en plus tributaires de schémas d'organisation virtuels amenés par des principes d'organisation basés sur des fluctuations financières est patente. Les références concrètes se déplacent progressivement vers l'immatériel découplé d'une valeur de plus en plus déconnectée de celle du travail, des infrastructures et des structures monétaires traditionnellement afférentes.

Elles fragilisent celles-ci car elles les exposent de plus en plus non seulement aux fluctuations financières mais également aux variations symboliques de l'information.

Les mécanismes qui sont désormais à l'œuvre échappent parfois à ceux là même qui en sont les instigateurs. Pourquoi une telle fragilité, pourquoi prêter le flanc aux dégâts que peuvent produire des formes d'action particulièrement archaïques ? Nous sommes en définitive, les victimes avérées ou à venir d'un processus que nous éprouvons du mal à réguler et les déprédations peuvent être aussi sensibles dans les pays à structures insuffisamment diversifiées que dans les pays qui se veulent les champions du capitalisme, dont les visées et visions économiques s'imposent souvent au reste de la planète. Cette réalité a des répercutions dans tous les pays.

Serions-nous si démunis face à cette situation ? Le temps qui passe doit-il nécessairement jouer contre nous ? C'est à mon avis faux. Entre les retours tambourinant aux pratiques d'un autre age — alors que le monde a effectivement changé et qu'elles s'avèrent d'une manière patente souvent inadaptées — et les prises en compte mal assurées du dithyrambe passionné des pionniers de la nouvelle économie — qui a tout de même permis de rompre un cycle des crises que nous avions connues durant une vingtaine d'années — il y a d'autres attitudes plus directement opérantes qui tiendraient davantage compte des réalités humaines et techniques et le rapport qu'elles peuvent entretenir ainsi que des contextes politiques dans lesquelles elles ont lieu.




Il faut en premier lieu arrêter les déprédations. C'est le sens de la formidable mobilisation planétaire à laquelle nous assistons. On peut dire qu'elle est en train de réussir mais elle ne doit pas relâcher son effort. Le 11 septembre 2001 a été un électrochoc au plan mondial et s'il est une chose à souhaiter, c'est que de cet événement incommensurable puisse en retour naître une prise de conscience planétaire dont nous pourrions être les bénéficiaires. La raison pour laquelle Florence est devenue la capitale, le centre florissant de la Renaissance provient selon la majorité des commentateurs et historiens d'une expédition avortée du Duc de Milan contre la ville. Le choc provoqué dans les esprits de ce temps a précipité comme un catalyseur une réaction, la mise au clair des principes qui ont ensuite guidé la ville pendant deux siècles et accouché de quelques-unes unes des plus formidables réalisations de l'esprit humain de tous les temps.

C'est ce qu'on peut aujourd'hui souhaiter. Que nous nous engagions dans de nouveaux cycles de développement. Cela n'est évidemment pas structurel mais les conditions d'une résurgence sont présentes. Une chose est claire, elle ne s'opérera ni automatiquement ni instantanément. Il faudra pour parvenir à ce stade de développement et de croissance mondiale, de croissance la plus large possible, que la variable humaine redevienne centrale dans les schémas de réflexion de ce qui font actuellement profession que de ne la réduire. C'est sa valeur, sa qualité et la pertinence de ses productions qui feront l'économie majoritaire de demain. L'articulation principale entre les domaines de culture ou d'information et les techniques qui les relayeront. Il faut que les conditions de l'épanouissement individuel à un niveau très large soient réunies... Tous les autres domaines d'activité restent valables mais ils vont peut à peu bénéficier des apports de ce noyau central.

Cette extension du domaine de la croissance ne peut exister que si l'on se décide enfin a faire l'abandon du manichéisme et du malthusianisme qui guide beaucoup de réflexions ambiantes, notamment en matière économique. L'économie de coûts à outrance notamment en rognant de manière souvent peu perceptive sur les budgets humains et les concentrations qui réduisent de grandes entreprises structurées à des réservoirs financiers virtuels ou déplacent les installations sous prétexte qu'il faille remettre à qui de droit ambiant les actifs qui y sont rattachés est une politique qui à long terme condamne des populations entières à la paupérisation y compris celles qui font aujourd'hui le pari d'accueillir les structures délocalisées.

Les économies mondiales, y compris américaine, souffrent d'un manque de préhension sur les variables financières. Le fait d'attirer les valeurs mondiales, y compris par des moyens techniques disproportionnés (je pense à l'utilisation de systèmes de réalité virtuelle et de structures logicielles dédiées) automatise les procédures de fonctionnement boursier et leurs réactions aujourd'hui en lisière du rationnel de ces appareillages et renforce tous les ostracismes mondiaux, tous les fossés, toutes les fractures. Elles asphyxient la planète, lui retirent son oxygène, c'est à dire leurs puissances monétaires. L'eau c'est la vie, or cette eau, cette manne qui permet à une sophistication d'exister mais aussi et plus fondamentalement aux besoins fondamentaux d'être assurés, se retire du paysage local de nombreux points du territoire global. On le voit en Argentine...

Il est urgent que cet argent revienne à ses destinataires. Que s'établissent des contre-pouvoirs, des contre-courants à ce flot, qui va du vivant à la mémoire morte des ordinateurs et autres serveurs. Ce flux doit se remettre à fonctionner dans les deux sens. La circulation sanguine de la planète est altérée. Elle doit être soignée, assistée, puis peu à peu rétablie d'une manière progressive et douce qui permette l'assainissement de zones géographiques entières.
C'est l'investissement au plan mondial plutôt que la sempiternelle économie sur les salaires qui est à viser, c'est l'élargissement des structures en lieu et place des dramatiques économies d'échelles qui semblent guider l'entendement de ceux qui appliquent de manière aveugle — ou presque — les principes erronés qui président à la prise de ces décisions. Le mépris et le peu de cas qui est fait de millions d'hommes et de femmes est patent et dangereux. Nous sommes victimes d'une dynamique faussée, de cercles vicieux qu'il faut avoir l'énergie de transformer en cercles vertueux. L'argent doit circuler à tous les niveaux. La valeur doit être repensée en prenant comme étalon l'homme, l'humain, l'individu. Son développement harmonieux au sein de la communauté dans laquelle il habitera.


Les Jeux-Vidéos sont un des pans de l'économie de l'immatériel

C'est l'aide à la consommation, non par un unique vecteur mais par un ensemble de facteurs retour de l'activité. Le salaire minimum est une garantie nécessaire, il doit exister au sein d'un faisceau de droits et devoirs nouveaux qui permettent d'établir un nouveau contrat social et économique dont nous serions tous les bénéficiaires et par rapport auquel nous pourrions découpler notre intervention dans le domaine économique et culturel. Les situations absurdes doivent refluer et les bénévoles recevoir une part retour pour l'investissement qu'ils font de leur temps. Le temps est déjà une variable économique. Il peut devenir une variable symbolique de l'activité dans un champ économique donné dont il assure la pérennité.

Les structures existantes doivent bien sûr rester en place mais être améliorées par l'adjonction parallèle de facteurs de financement individuels issues de l'activité économique dominante, c'est à dire le marché au sein duquel la bourse a une place importante. On voit aujourd'hui quelles peuvent être les limites de l’ultra libéralisme et sa fragilité face au terrorisme par exemple. Il se renforcera en accédant enfin aux conseils de certains de ses meilleurs économistes, je pense notamment à la thèse de Tobin, qui notons-le en passant s'étonne lui-même que sa théorie ne soit considérée comme une théorie dite "de gauche" tant la nécessité d'une redirection d'une part minime des gains financiers boursiers parait une évidence au strict sens analytique et une nécessité de survie à long terme des institutions financières. Activité, gain, taxe. Si des structures para étatiques, internationales doivent exister, c'est là une de leurs missions et c'est une des conditions de leur fonctionnement harmonieux. En réintroduisant du social à l'échelle mondiale, on effectue un strict travail de prise en compte comptable du fonctionnement d'un secteur majeur de l'économie mondiale mais qui a une incidence sur chaque fraction du territoire, sur chaque pays, et en définitive sur chaque type d'activité si la redistribution qui en est faite s'avère équitable et durable.

C'est pourquoi il serait judicieux que les fonds ainsi dégagés aillent en priorité à l'ONU et financent des projets de développement, des taches de maintien de la paix, permettant du même coup de réduire sinon d'effacer une part des cotisations des pays membres. On renforcerait ainsi l'action humanitaire, et le commerce mondial. Cette mesure de simple bon sens comptable permettra aussi d'alléger le fardeau qui pèse sur certains pays, permettant de stimuler leurs économies, d'instaurer des relations partenariales dans lesquelles ceux ci redeviendront des interlocuteurs à part entière, ayant une gestion plus saine de leurs ressources, ce qui à terme permettra pour ceux qui en sont encore privé, des avancées démocratiques et sociales et des échanges culturels et technologiques.

Il s'agit de renforcer l'adjonction de règles dans des structures qui touchent la limite de leur logique parce qu'elles manquent de critères d'évaluation objectifs et de rattachements économiques précis. L'argent virtuel aujourd'hui a de moins en moins de contact avec la réalité économique. Les règles de solidarité étendue en renforçant le rôle des structures sociales étatiques vont également aller dans le sens de la logique économique qu'il est nécessaire de mettre en place.

La main invisible doit devenir visible. La liberté doit rester la règle, mais elle doit se doubler d'une conscience planétaire des enjeux humains qui est encore très largement insuffisante même après le drame du World Trade Center. Nous sommes sur la bonne voie mais l'inertie des mouvements ambiants achève d'amplifier les déprédations enregistrées. Il faut une dynamique réellement forte et une volonté politique et financière résolument ambitieuse et inspirée pour sortir du cycle dangereux dans lequel la conjoncture menace d'enfermer les économies occidentales et à fortiori les économies du reste du monde.

Le libéralisme doit en tout cas montrer les réserves conceptuelles dont il dispose pour assurer sa capacité à se réformer. A se renouveler. A renaître des cendres du World Trade Center. Sinon, nous irons à terme vers une dislocation des structures particulièrement dommageable à l'ensemble de la communauté internationale, dérèglement dont bénéficieront tous ceux qui, comme Ben Laden, font profession d'exploiter les tiraillements actuels. Nous faisons partie d'un long processus de maturation économique, politique et culturel qui doit faire appel à l'histoire économique car celle-ci nous tend des explications pertinentes et nous donne des capacités de renouvellement dont nous sommes capables à une échelle élargie. Il faut quitter l'absurde absolu auquel nous venons d'assister. La nouvelle économie doit être pensée dans cette perspective.

L'humain assisté par la machine et non l'inverse.



Nous devons aujourd'hui inventer une économie à dimension anthropologique. Renforcer la démocratie dont on voit très clairement qu'elle puisse être menacée par la volonté de nuire d'un individu et de ses réseaux.

Quand nous aurons accompli ce saut conceptuel, placé cet étalon dans notre champ de représentation symbolique, alors l'invention majeure qu'est le numérique deviendra ce qu'elle est appelée à devenir : un formidable tremplin pour la créativité ainsi qu'un puissant facteur de richesse économique. Une fois sa puissance de distorsion démystifiée et qualifiée, intégrée et comprise, déclinée et incorporée dans — presque — tous les champs de l'action humaine, elle sera enfin le formidable outil de renouveau et de libéralisation destiné à ouvrir à nos côtés le millénaire..

Paris, 2005


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