Bertrand Badie: «L’Occident doit compter avec un monde qui n’est plus exclusivement le sien»
Par Marc Semo et Catherine Calvet


Selon le politologue Bertrand Badie, le Nord ne maîtrise plus l’agenda international, le champ de bataille du monde se déplaçant vers le Sud. Malgré cela, le mode de gouvernance globale n’a pas évolué depuis la décolonisation et l’émergence de nouveaux acteurs.

Entre terrorisme, guerres et nouvelles recompositions territoriales, comment expliquer la nouvelle marche du monde, qui suscite interrogations et angoisses ? Une question à laquelle Bertrand Badie (photo Pauline Le Goff) n’a pas renoncé à répondre. Loin d’être nostalgique d’une représentation bipolaire issue de la guerre froide, ce professeur à Sciences-Po, spécialiste des relations internationales, décrit l’émergence de nouveaux acteurs globaux. Après un ouvrage sur l’humiliation comme moteur des relations internationales, il en vérifie aujourd’hui les effets dans son dernier livre, Nous ne sommes plus seuls au monde. Et esquisse les voies d’un ordre mondial injuste.

Que signifie ce titre, «Nous ne sommes plus seuls au monde» ?

C’est à la fois une façon de souligner l’apparition des Etats qui ne comptaient pas auparavant, mais aussi de prendre en considération l’émergence des sociétés civiles dans l’ordre international. Ce dernier concept a été inventé à l’échelle continentale par les Européens lors de la conclusion du traité de paix de Westphalie [au XVIIe siècle, ndlr]. Les Européens ont fait en sorte que cet ordre normatif européen soit synonyme d’ordre international. La décolonisation, qui aurait dû réorganiser ce monde, a été tenue en lisière par la bipolarité du monde de la guerre froide. Ce n’est ni plus ni moins qu’un enchaînement de circonstances qui ont fait correspondre l’idée moderne d’«international» avec l’idée classique de «concert européen». A tel point que les Etats-Unis ne se sont véritablement internationalisés qu’en devenant une puissance européenne de plus, notamment en allant combattre lors des deux guerres mondiales sur le sol européen. Puis ils se sont inscrits dans un système d’alliances certes atlantique mais profondément ancré dans le vieux continent.

Les Européens ont dominé le monde grâce à leurs empires coloniaux…

La colonisation a durablement mis en place une division entre un monde dominant et un monde dominé. Cette logique a pérennisé le périmètre européen. L’idée d’un système inégalitaire s’est ainsi banalisée et s’est greffée sur un ordre institutionnel européen composé d’égaux. A cette évolution géographique s’ajoute l’effet du débordement social que provoque la mondialisation. Aujourd’hui, l’Occident doit compter avec un monde qui n’est pas exclusivement le sien, mais aussi avec l’apparition d’acteurs sociaux devenus globaux. Les sociétés elles-mêmes font irruption dans l’ordre mondial : celles du Sud, en particulier, viennent rompre «l’entre soi» occidental, tandis que la puissance classique ne peut rien sur elles.

En quoi consiste ce que vous appelez «la puissance des faibles» ?

Le champ de bataille du monde a quitté l’Europe et s’est déplacé vers le Sud, en Afrique sahélienne et centrale, au Moyen-Orient, voire en Asie centrale. Les nouveaux conflits qui ont fait souche ne sont plus des conflits de puissance mais de faiblesse. La puissance militaire ne décide plus de l’issue de belligérances désormais dérivées de la faiblesse des institutions et des sociétés du Sud. Et surtout, l’agenda international est commandé par le processus de décomposition qui les environne et les affecte. Les principaux conflits du monde, au Sahel par exemple, cumulent une décomposition des institutions politique et étatique, une quasi-inexistence des nations et des contrats sociaux ainsi qu’une extrême faiblesse du développement socio-économique. Les puissants ne décident plus ni des frontières ni des conflits : ils ne font que réagir ou tenter de contenir. Le début de notre XXIe siècle a été davantage marqué par des événements enclenchés par un Ben Laden ou un Al-Baghdadi que par un Bush. Barack Obama est le premier président américain qui a compris les limites de la posture réactive de la puissance et qui a donc amendé la routine interventionniste.

De quand date l’émergence des «faibles» ?

Il y a longtemps. Et rétrospectivement, le plus étonnant est qu’on n’ait rien vu venir. Il suffit d’observer la chronique du XXe siècle pour voir apparaître partout dans le monde des affirmations qui non seulement échappaient à l’attraction occidentale mais qui, en plus, avaient tendance à se définir contre cet ordre occidental. Dans les premiers temps, il ne s’agissait pas d’affirmations violentes. Le premier congrès panafricain se tient en 1900 et passe inaperçu, mais la Première Guerre mondiale réveille des identités qui s’affirment comme autres, à l’instar des conférences panasiatiques. Le premier congrès panislamique se tient en 1926 au Caire, très peu de temps avant la formation du mouvement des Frères musulmans. Toutes ces réunions auraient dû constituer des alertes, mais les Occidentaux n’ont pas prêté attention à cette volonté de se situer hors de l’Occident.

Comment expliquer l’échec des décolonisations ?

Ce processus a complètement échoué pour deux raisons. La première est le simplisme de la formule : on pensait pouvoir plaquer notre modèle sur d’autres. Les Occidentaux estimaient que ces pays se décoloniseraient pour devenir des Etats à leur image. Paradoxalement, les principaux importateurs et les promoteurs de la reproduction du modèle occidental se trouvaient parmi les nationalistes qui avaient lutté le plus farouchement contre les puissances coloniales. Ils avaient appris ce modèle chez le colonisateur - Nehru a été formé à Cambridge -, et les plus turbulents des indépendantistes africains ont fait leur apprentissage en métropole. Mais comme ce modèle politique européen s’avère non-reproductible, il perdit sa légitimité, et souvent s’effondra. L’affaissement de tous ces Etats du Sud est la première cause des conflits d’aujourd’hui.

La décolonisation est un échec parce qu’elle ne s’est pas faite dans nos imaginaires ?

Mais surtout, le mode de gouvernance du monde n’a pas changé après les décolonisations. Le pouvoir est resté au sein d’un club oligarchique extrêmement restreint, que ce soit le Conseil de sécurité ou le G7. Le G20 n’a jamais réellement vu le jour. Donc ce système a continué à exclure. Preuve que rien n’a changé et que nous n’avons rien appris, les Occidentaux réagissent toujours de la même manière aux nouvelles conflictualités, à coup d’interventions militaires, comme si nous avions encore affaire à des guerres clausewitziennes. Et même armés des meilleures intentions, nous ne faisons que nous approprier la guerre des autres et complexifier ainsi encore plus la situation. Que ce soit en Afghanistan, en Irak, au Mali, sans parler de la Libye.

Vous affirmez qu’il y a deux mondialisations: celle des forts et celles des faibles. Qu’entendez-vous par là ?

Nous avons commis, et de façon récurrente, une faute capitale, à droite comme à gauche, celle de confondre mondialisation et accomplissement d’un modèle néo voire ultralibéral. La mondialisation, à l’origine, n’est pas un phénomène économique. Elle tient à une transformation du système de communication. Aujourd’hui, cette communication immédiate est mortelle pour les relations internationales telles que nous les connaissions auparavant. Jusqu’à récemment, les frontières et les territoires permettaient à des souverainetés de s’exercer. Aujourd’hui, on assiste à une ascension irréversible des mobilisations transnationales. Une des principales conséquences de cet approfondissement de la communication est qu’aujourd’hui, le pauvre voit le fort et le riche: voilà qui renouvelle profondément les imaginaires et appelle aussi de nouvelles formes de solidarité.

Que peut une puissance moyenne comme la France ?

La France n’a pas encore vraiment intégré qu’elle était une puissance moyenne et qu’elle n’était plus seule au monde. En tant que puissance moyenne, elle ne manque pas pour autant d’atouts. Elle a un bon ancrage multilatéral, que ce soit dans l’ensemble européen ou aux Nations unies. C’est là qu’elle peut continuer à jouer un rôle. Mais il faut rompre avec l’idée simpliste, archaïque et réductrice d’une «famille occidentale» dont elle serait membre. Il faut adopter une politique étrangère réellement mondialisée, qui s’appuie sur le relais des différentes organisations régionales et qui comprenne en outre que les modèles martiaux classiques ne sont plus opérants. Et enfin, il faut construire une véritable politique de l’altérité : reconnaître l’autre ne veut pas dire être d’accord avec lui mais admettre la pluralité pour négocier ensuite les modes de coexistence internationale au lieu de les décréter.

Cela permettrait-il de mieux conjurer les nouvelles menaces ?


Les nouvelles formes de confrontations qui nous attendent fabriquent des guerres à étages, des guerres qui ont certes un terrain de conflit, mais qui ont aussi des capacités à s’étendre par rhizomes partout dans le monde. Ainsi, la guerre en Mésopotamie [Irak et Syrie] est aussi présente par les attentats à Paris, à Molenbeek ou en Seine-Saint-Denis. Or, notre première réaction au lendemain du 13 Novembre a été d’annoncer des bombardements sur la Syrie : c’est une diplomatie anachronique de champ de bataille. Idem au Mali, où François Hollande a déclaré vouloir «détruire» les terroristes. On ne détruit pas des lambeaux de sociétés. Il y a dans le monde quelque 500 000 enfants soldats. Ce ne sont pas nos ennemis, ce sont des enfants de sociétés qui se délitent. Face auxquels le choix martial est absurde. Le traitement qui s’impose n’est plus militaire, mais social.Réfléchissons donc à un travail de containment et de police internationale plus que d’action militaire internationale.


21 Mars 2016

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