Yves Saint Laurent, le "petit prince de la haute couture"

Par Véronique Lorelle



Je n'ai qu'un regret : ne pas avoir inventé le jean", a-t-il confié un jour. Yves Saint Laurent, considéré comme l'un des plus grands couturiers du XXe siècle, est mort dimanche 1er juin, à l'âge de 71 ans. Connu dans le monde entier, il est l'auteur de milliers de robes et d'accessoires, dont certains reposent dans son musée privé, à Paris. Yves Saint Laurent est surtout le premier styliste à avoir osé habiller les femmes de tailleur pantalon, de smoking ou de saharienne.

"Le secret qui a rendu Yves Saint Laurent souverain de son époque, avait un jour expliqué Françoise Giroud, c'est qu'il hait la mode. La mode telle qu'on l'entend, métronome stupide qui bat l'année à deux temps – été-hiver, hiver-été – et qui voudrait croire qu'il donne le la." Dès 1983, le Metropolitan Museum of Art de New York avait rendu hommage au couturier par une rétrospective de son œuvre.

La vie d'Yves Saint Laurent ressemble à une légende. Autodidacte, il succédera à Christian Dior à l'âge de 21 ans. Timide voire effacé, il fera de son nom une marque internationale. Derrière le logotype YSL, dessiné par Cassandre, se cachera un empire du luxe (aujourd'hui propriété du groupe français Pinault-Printemps-Redoute, PPR).

Tout a commencé à Oran, en Algérie. Yves est né le 1er août 1936 de Lucienne et Charles Mathieu-Saint-Laurent, agent d'assurance. Il est l'unique garçon et l'aîné de cette famille française aisée. De ses premières années, il se souvient des "yeux bleus" de sa mère et de la tyrannie de ses petits camarades de classe, qui le "martyrisent". Il retiendra aussi des odeurs d'épices et des couleurs solaires, sources inextinguibles d'inspiration.
Très tôt, le garçonnet se distingue par son talent de dessinateur. A 11 ans, il est si impressionné par une représentation de L'Ecole des Femmes, de Molière, jouée par Louis Jouvet dans les décors de Christian Bérard, qu'une fois chez lui, il en crée une version miniature, qui amuse ses parents et ses deux sœurs. Il passe ainsi des heures à façonner des personnages en carton, à les habiller de chiffons et à faire vivre son petit théâtre. En 1954, à 18ans, il remporte le premier prix d'un concours financé par le Secrétariat international de la laine, pour une robe de cocktail noir. A ses côtés, le lauréat de la catégorie "manteau" a pour nom Karl Lagerfeld.

"YEUX PERVENCHE"


Après son baccalauréat, Yves Saint-Laurent part pour Paris où il suit, trois mois durant, les cours de stylisme de la Chambre syndicale de la couture. En janvier 1955, sa destinée prend un tour décisif : Michel de Brunhoff, l'éditeur du Vogue français, le reçoit. Dans une main, il tient le mot de recommandation du père d'Yves, un ami d'amis. Dans l'autre, un des croquis du jeune homme qu'il examine attentivement. M. de Brunhoff est frappé par la similitude de ses dessins avec ceux de Christian Dior, dont la collection automne-hiver, présentée en avant-première aux journalistes, va lancer la silhouette en "A". Avant même le défilé officiel de cette collection, Brunhoff présente Yves à Christian Dior, qui l'embauche immédiatement comme assistant. Il a 19 ans.
Deux ans plus tard, Christian Dior succombe brutalement à une crise cardiaque. En dix ans, le couturier du "new look" a laissé une empreinte indélébile dans la mode. Mais cette disparition soudaine catapulte ce "jeune inconnu aux yeux pervenche" (selon Françoise Giroud) au-devant de la scène. Le 15 novembre 1957, à 21 ans, il prend la tête de la maison Dior. Et, comme un signe d'émancipation, retire le tiret de son patronyme. Il devient Yves Saint Laurent.
"J'ai éprouvé un vide, le même vide que j'ai ressenti après ma première collection. Ce n'était pas le vide de la peur, mais le vide du rien. J'avais tellement confiance en lui [Christian Dior], confiance dans tout ce qu'il disait, ce qu'il faisait… Personne n'était là désormais pour dire : cela est bien, cela est mal", raconte-t-il en avril 1958 dans la revue Arts (n° 665).


Pour sa première collection, le 30 janvier 1958, le directeur artistique de la maison Dior se tient légèrement voûté, tel un gamin grandi trop vite, et cache son regard derrière des lunettes hublot. Pourtant, sur le podium, il ose : c'est la ligne "Trapèze", une forme qui avait disparu depuis le début du XVIIIe siècle. Elle anime les petites robes et en renouvelle le genre. Aussitôt, une légende est née. On le surnomme dans les journaux "le petit prince de la haute couture" ou "le jeune homme au trapèze volant".

Yves Saint Laurent bouscule les règles. En 1960, il introduit les blousons de cuir noir dans le vestiaire féminin. Mais son "beat look" choque la clientèle Dior. Appelé à effectuer son service militaire, Yves Saint Laurent n'y reste que quelques mois. Mais quand, démobilisé, il se rend avenue Montaigne, il découvre qu'il a été remplacé par Marc Bohan. Alors il se lance. Il fonde sa maison de couture avec son compagnon Pierre Bergé, qui va le décharger de toutes les contraintes commerciales. Cette maison née rue Spontini, en 1962, est symbolisée par le sigle YSL. Un autre symbole sera le cœur, réalisé d'abord par Roger Scemama pour inaugurer le premier défilé du 29 janvier 1962.

Dès lors, Yves Saint Laurent va marquer l'histoire de la mode, avec ses robes chasubles inspirées du graphisme du peintre Mondrian, en 1965, son smoking au féminin en janvier 1966, sa collection influencée par Andy Warhol, pour l'été de la même année. Le jeune homme puise dans le style de la rue pour nourrir ses collections, et c'est révolutionnaire. "Adhésion à la rue, sans jamais perdre de vue la qualité ni l'élégance" : voilà, selon la créatrice Jil Sander, ce qui fait la différence et la touche unique de Saint Laurent.

SCANDALES

Sa liberté de ton choque aussi. Les critiques pleuvent au sujet de sa robe transparente au chemisier en chiffon de soie uniquement couvert d'une plume d'autruche, ou ses duffle coats et vestes à franges, allusion aux étudiants contestataires (collection d'été 1968). En 1967, il fait scandale avec sa collection "Africaine" : des robes aux motifs boubous, des coquillages comme bijoux. Même chose en 1971, avec sa collection 1940 où il ressuscite les sandales compensées, et les blazers étriqués que portaient les femmes pendant la guerre.
"La collection [du printemps 1971] que tout le monde a appelée kitsch (j'ai horreur de ce mot) était en réaction au tournant que la mode avait pris avec ces gitanes, toutes en longues jupes… j'ai construit ma collection comme une sorte de protestation humoristique, seulement tout le monde l'a prise au sérieux", expliquera plus tard le couturier. Quoi qu'il en soit, les sandales compensées ne seront qu'un autre de ses modèles très en avance sur son temps. Aujourd'hui encore, elles martèlent les rues de la planète.

Sa renommée se nourrit aussi de sa passion pour l'art. Il rencontre Helmut Newton, Andy Warhol, Rudolf Noureev. Dès les années 1950, il se passionne pour le cinéma, le théâtre et l'opéra. Il dessine des costumes de ballet et de théâtre pour Roland Petit, Zizi Jeanmaire, Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault. Il est l'auteur du ciré noir de Catherine Deneuve dans Belle de Jour de Luis Buñuel (1965), de la garde-robe d'Arletty dans Les Monstres sacrés de Jean Cocteau, comme des costumes de scène de Johnny Hallyday ou Sylvie Vartan, à l'Olympia, en 1972.

Contrairement aux stylistes contemporains, qui vont glaner à travers les voyages de nouvelles idées pour leur future collection, Yves Saint Laurent cherche l'inspiration dans son for intérieur. "Si je lis un livre sur les Indes, avec des photos, ou sur l'Egypte où je ne suis pas allé, mon imagination m'emporte. C'est là que je fais mes plus beaux voyages.… A partir de la Femme à la perle de Vermeer, j'ai imaginé la robe qu'elle pouvait porter. Et je crois que c'est une des plus belles robes que j'ai créées…"

"Quiconque a vu une collection d'Yves Saint Laurent sait bien qu'il ne s'agit pas que de mode. Loin de là. (…) C'est tout un univers qui s'exprime, c'est toute une culture faite de peinture, de musique, de littérature, de cinéma", écrivait Pierre Bergé, à l'occasion des trente ans de la maison Yves Saint Laurent. "C'est aussi une connivence et une complicité sans cesse renouvelées avec son époque et plus particulièrement la jeunesse", précisait-t-il.

Pour elle, Yves Saint Laurent décide de rendre sa mode plus accessible. Il lance sa ligne de prêt-à-porter qu'il baptise "Rive Gauche" : un clin d'œil à culture bohème qu'il affectionne et qui est considérée, alors, comme inconvenante par la bonne société parisienne. En septembre 1966, sa première boutique est inaugurée par Catherine Deneuve, au 21 de la rue de Tournon, dans le 7e arrondissement de Paris. " Le travail manuel ne peut être dupliqué à la machine, constate Yves Saint Laurent en octobre 1978, c'est pourquoi je conçois des dessins différemment pour le prêt à porter, qui tiennent compte d'une fabrication machine." Dès lors, il produira quatre collections par an, développant son empire jusqu'à compter deux cents boutiques à travers le monde.

Dans les années 1980-1990, les modèles d'Yves Saint Laurent cessent de faire scandale. C'est l'heure des hommages. "Il est le maître des rues dans le monde. Toutes révèlent et resplendissent de son style", note Diana Vreeland, commissaire de l'exposition qui lui est consacrée, en 1983, au Metropolitan Museum of Art de New York, à l'occasion des 25 ans de sa maison. "Ce qui m'importe, semble lui répondre à la même époque Yves Saint Laurent, c'est la perfection de mon style; je n'ai plus besoin de le développer". Les expositions se succèdent à travers le monde. Même les Soviétiques l'invitent à Leningrad en 1987. Ses admirateurs se recrutent jusque dans une nouvelle génération de stylistes : l'Italienne Miuccia Prada, le Français Christian Lacroix, le Britannique Paul Smith.

"Les créations d'Yves Saint Laurent n'éclipsent personne", assurait Nan Kempner, une riche cliente Américaine, qui à sa mort, en 2005, a laissé 3 000 pièces couture, dont 376 griffées Yves Saint Laurent. "C'est agréable d'être regardée pour soi, pas pour les vêtements que l'on porte. En Saint Laurent, on ne se sent jamais clinquante ", disait encore Mme Kempner dont 77 tenues griffées Saint Laurent ont été exposées jusqu'en juillet, à la fondation.

"LA CHANCE ET L'INSTINCT"

Parmi ses clientes élégantes, Yves Saint Laurent compte aussi Paloma Picasso, Marella Agnelli, et l'indéfectible Catherine Deneuve. De l'homme, on sait peu de chose. Il avoue avoir eu le trac avant chaque défilé, mais il n'a pas hésité à poser nu pour le lancement d'un parfum. La photographie de Jean Loup Sieff où il apparaît en 1971 – avec ses lunettes d'écaille comme toute vêture – a fait le tour du monde. "La vulgarité lui est si étrangère qu'il peut se faire photographier nu pour la publicité de l'un de ses parfums et garder, dans cet appareil, l'air d'un jeune homme bien né surpris dans son bain", a écrit joliment Françoise Giroud.

De toute sa vie, Yves Saint Laurent n'aura qu'un but ultime. "Je voulais, écrivait-il en 1982, que chacun comprenne que mon concept de vêtement est intemporel. Et il m'a fallu vingt ans pour le prouver." Il mettra lui-même fin à cette quête du Graal en 2002, en décidant de fermer la maison qu'il a créée quarante ans auparavant. "La création et le marketing ne font pas bon ménage. Cette époque n'est plus la nôtre", expliquera Pierre Bergé.

Le 7 janvier, "Monsieur Saint Laurent" fait la dernière de ses rares apparitions devant la presse, pour annoncer son retrait du monde de la mode. "L'éternel jeune homme triste précipite son rendez-vous avec l'histoire; il claque la porte de sa maison, empruntant des chemins de traverse, qui le révèlent une nouvelle fois comme un affranchi", écrit Laurence Benaïm dans "Le Monde" du 9 janvier 2002.

"Cela me plaît que moi, à cause de la chance et de l'instinct, je sois un des derniers à connaître et garder les secrets de la haute-couture", a-t-il dit. Après avoir su "accompagner" (les femmes) "dans ce grand mouvement de libération que connut le siècle dernier", Yves Saint Laurent a définitivement posé son carnet de croquis et son crayon. Il s'est réfugié dans une solitude dorée, comme celle qui avait bercé son enfance et son adolescence à Oran.

DATES

1er août 1936 Naissance à Oran (Algérie) d'Yves Henri Donat Mathieu-Saint-Laurent
1955-1957 Assistant du couturier Christian Dior Novembre
1957 Yves Saint Laurent (sans trait d'union désormais) prend la direction artistique de Dior après la mort du couturier en octobre
30 janvier 1958 Présentation triomphale de sa première collection, "Trapèze"
Juillet 1961 Crée sa maison de couture en partenariat avec Pierre Bergé
1964 Lancement du parfum "Y"
1966 Premier smoking pour femme. Première boutique prêt-à-porter Saint Laurent Rive Gauche à Paris
1969 Première boutique Rive Gauche pour hommes
1977 Lancement du parfum Opium 1981 Crée l'uniforme de Marguerite Yourcenar pour son entrée à l'Académie française
5 décembre 1983 Exposition rétrospective au Metropolitan Museum de New York
23 octobre 1985 Reçoit l'Oscar du plus grand couturier à l'Opéra de Paris
22 janvier 2002 Présente son dernier défilé, une rétrospective, au Centre Pompidou, à Paris
1er juin 2008 Mort à Paris

Juin 2008

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