Seule la parole pourra défaire le Front national

Par Stéphane Habib (psychanalyste et philosophe)




Le 26 mai au matin, au café, les commentaires vont bon train. C'est que la veille, il y a eu élection. Européenne, même. Le comptoir commente. Que dis-je, il ricane, il ironise, le comptoir. Sarcasmes surtout. Une phrase fuse, parmi tant d'autres : « Y en a qui faisaient la gueule hier soir ! » Rires des uns, sourires des autres qui entonnent « c'est pas étonnant ».

Je me dis : alors dorénavant, ça va être comme ça ! Ricanements, sarcasmes, cynisme. Comme si ça ne faisait rien que le parti gagnant de dimanche soit le parti qui a gagné dimanche. Le 27 mai au matin, au café, les commentaires sont plus rares. Il y en a encore. Même jeu. Mêmes sarcasmes, mêmes ricanements. Deux ouvriers entrent, l'un claironne : « Enfin j'ai gagné ce week-end ! Pour une fois que je gagne quand je vote. » Rires du comptoir, les plus audacieux sourient seulement.

Il est arrivé quelque chose. Quelque chose « nous » arrive. On ne dirait pas. Aujourd'hui ressemble à hier. Et pourtant. J'écris « nous » avec des guillemets : je ne sais pas ce que « nous » veut dire, encore moins qui ou ce qu'il désigne. Peut-être ne suis-je pas le seul. Peut-être est-ce cela – « nous » – la question politique.

Qui pose encore des questions en politique ? Qui parle encore en politique ? Il n'y a pas de politique sans parole politique.
Il faut dire les choses, même et surtout lorsqu'elles paraissent simples et évidentes. Rien n'est simple. Rien n'est évident. Le parti sorti gagnant de ces élections européennes ne cesse pourtant de ressasser qu'à un problème simple, on donne une réponse simple. Voilà qui est rassurant. Il gagne. Il a parlé. Peu importe la vérité.



Les êtres parlants de ce pays ont peur, tout est compliqué, l'avenir ne se profile que sans avenir, il n'y a pas d'argent. Comment les enfants vont-ils pouvoir vivre ? On peut avoir un travail et avoir faim. C'est nouveau. Ce qui l'est moins, c'est qu'on ne peut pas penser la peur au ventre et moins encore lorsque ce ventre qui a peur est vide.

Cela aussi se laisse résumer en une phrase, une question, elle est sur les lèvres de chacun à quelques variations près : Va-t-on vivre comme ça ? Peut-on survivre ? Je vais vite, je fais des phrases courtes, elles sont celles de ceux à qui on ne parle pas : « nous ». Donc : « Peut-on survivre ? » La question est politique. Mieux : cette question, c'est la politique.

Y A T-IL DU HASARD EN POLITIQUE ?

Lorsqu'il n'y a pas de parole politique alors que la question de la survie se pose, toute parole adressée fait mouche. Le parti gagnant de ces élections européennes a su adresser sa parole. Peu importe la vérité de cette parole. Il a fait 25 % lors du scrutin de dimanche. On dit que beaucoup de « jeunes » ont voté pour le parti gagnant. On dit que beaucoup ont moins de 30 ans. On dit que c'est nouveau, ça aussi.



Tiens, mais qu'est-ce que ça veut dire ce qu'on dit ? Que s'ils ont moins de 30 ans et ont voté pour le parti gagnant de dimanche, alors ils auront tout le loisir de voter de nouveau pour le parti gagnant du 25 mai lorsqu'ils auront 30 ans et des poussières, un autre dimanche, et ce à peu près jusqu'à ce qu'eux-mêmes, à la poussière, y retournent.

Entre temps, ceux-là qui avaient moins de 30 ans dimanche vont faire des enfants devant lesquels ils répèteront le discours du parti gagnant de dimanche, si bien que nombre d'entre ces enfants auront envie et voteront pour ce même parti gagnant… Pas tous, c'est évident. Un certain nombre, c'est évident.

Bref, le parti gagnant est un parti désormais comme les autres partis. On peut aussi, ces autres partis, les appeler les partis perdants du 25 mai. J'ai 40 ans et jamais je ne pensais un jour devoir écrire que ce parti est un parti comme un autre. Quand j'étais petit, on portait la main accrochée au cœur qu'à notre pote, on ne devait pas toucher.



Savions-nous l'équivoque de la phrase, quelque chose comme l'allergie à l'autre qu'elle portait en creux, touche pas à mon pote, qu'en dénonçant elle annonçait ? Le film qui a sans doute le moins marché cette année au cinéma en racontait l'histoire. Tiens, est-ce un hasard ? Y a t-il du hasard en politique ? Passons, aujourd'hui le parti gagnant de dimanche est le parti gagnant de dimanche.

Sa petite différence d'avec les autres, c'est que dimanche, il a gagné haut la main. Et les autres partis, les perdants de dimanche ont continué à faire comme si rien n'était arrivé et immédiatement même. Oui, en même temps que les estimations étaient rendues public, ils ont dit qu'ils avaient reçu « le message » des Français (c'est « nous », les Français – mais c'est quoi « nous » ?).

Et puis ils se sont dit les uns aux autres que c'était de leur faute si le parti gagnant de dimanche était le parti qui avait gagné dimanche. Ainsi l'histoire est prête à se répéter. Est-ce une farce ? Est-ce une tragédie ? C'est que les êtres parlants à qui plus personne ne parle des partis perdants, eh bien devant ce spectacle ont pu se dire, mais « nous » qui « nous » posons la question du survivre, qu'avons-« nous » à voir avec la faute des uns et des autres ? Notre question reste intacte, nos oreilles ouvertes, prêtes à prendre en elles tout ce qui pourra ressembler à une parole. Tout ! Et le parti gagnant a gagné.

Allons plus vite encore. Depuis son livre Pour une politique des êtres parlants (Verdier, 2011), Jean-Claude Milner creuse une proposition décisive qui se laisse formuler à peu près ainsi : la politique, c'est parler politique. Plus court encore : la politique, c'est parler.
Mais il n'y a pas de parler, il n'y pas de parole, il n'y a peut-être même pas de langage qui ne soit une adresse. La parole s'adresse, si elle ne s'adresse pas, elle n'est pas parole. Si elle ne parle pas, elle ne peut être politique. Avant ces élections, il n'y a pas eu de parole adressée par les partis perdants à « nous ».



LA QUESTION POLITIQUE MINIMALE

La « communication » ne parle pas. Elle construit et teste des slogans, elle les lance à la cantonade. Ils brillent, claquent, mais ne disent rien. Ils sont faits pour être retenus, cela arrive, mais ils ne pensent pas. Il faut impérativement cesser de communiquer. Il faut, « nous » adresser la parole.

Lorsque la parole est adressée, elle est entendue. Les esgourdes, comme le disait Lacan, y sont appropriées. Une parole, d'être adressée à plus d'un, est politique. Parler politique, c'est commencer, recommencer à s'intéresser à « nous ».

« Nous », nous ne savons pas encore ce que cela peut vouloir dire. Mais peut-être est-ce une chance pour qu'il y ait un avenir politique. Car c'est ainsi que s'impose la question politique minimale et fondamentale. Comment vivre et comment vivre ensemble ? Comment vivre les uns avec les autres ? Et comment vivre les uns à côté des autres ? C'est d'ici, de très loin, du très profond de ces questions que la politique reprendra, si elle le souhaite, son élan.

« Nous » devons repartir de là. Et pour cela, mesdames et messieurs qui vous occupez de la chose politique, il va falloir vous remettre à parler avec « nous ». Sans communiquer. Parler.



Il va falloir « nous » parler et alors le parti gagnant de dimanche, celui-là même qui du « nous » a fait cette petite chose rabougrie, violente, fermée, exclusive, fusionnelle, communielle, ethnique, communautaire, retournera d'où il vient. Des récits cauchemardesques de nos vieux manuels d'histoire.

30 Mai 2014

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